Guy de Rougemont : Déambulations dans la ville
"Un peintre dans la jungle des villes". Sous cet intitulé- dont la référence à Brecht ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt- Guy de Rougemont veut tenter de décrire de manière toute subjective les relations qui peuvent exister entre un plasticien et la ville. L’académicien, fasciné depuis toujours par la ville, a voulu favoriser dans son œuvre les arts dans la ville : découvrez une urbanité inattendue en ligne serpentine et colorée, telle qu’il l’a présentée à ses confrères lors d’une séance de l’Académie, avec un diaporama.
Voici le texte de Guy de Rougemont, membre de la section de peinture de l'Académie, peintre sculpteur, plasticien, prononcé devant ses confrères lors de la séance de l'Académie des beaux-arts du 12 janvier 2012. La vidéo-diaporama qui accompagne l'émission, a été réalisé par le graphiste et artiste Nacho Ormaechea dont le travail de photomontage est de plus en plus reconnu. Le graphiste découpe en effet, la silhouette d'inconnus pour y coller d'autres images, et montrer la vérité cachée de «l'Homme seul de la rue». Les photographies du diaporama que vous pouvez visualiser en vous reportant à la fin de cet article, ou en cliquant ici, offrent un regard complet de l'œuvre du peintre. Elles sont de Pierre Schwartz concernant les œuvres présentées et de Michaël Lunardi concernant les portraits de Guy de Rougemont. Né en 1935, l'académicien a été élu membre de l'Académie des beaux-arts le 17 décembre 1997, au fauteuil de Jean Bertholle. Comme le rappelle la Galerie Detais où il expose jusqu'au 28 avril 2012 : Chez lui la peinture échappe de son cadre, investit les murs, prend possession de l'espace public.
Un peintre dans la jungle des villes
Sous cet intitulé dont la référence à Brecht ne doit pas être l’arbre qui cache la forêt je vais tenter de décrire de manière toute subjective les relations qui peuvent exister entre un plasticien et la ville.
Je suis né à la ville, j’aime la ville. Dans ma relation à la ville il y a de la séduction, de la passion et de la fascination ! La ville a une incroyable capacité d’absorption, elle est cannibale, boulimique, mais elle est aussi fragile et sensuelle. Sans oublier que la ville est œuvre, à rapprocher de l’œuvre d’art, c’est une production et reproduction d’être humains par des êtres humains plus qu’une simple production d’objets. Il s’agit de voir comment le peintre, qui a choisi d’être et de s’exprimer dans et avec la ville, va «s’en sortir»…
D’un côté le philosophe Henri Lefebvre prédit que «l’avenir de l’art ne sera pas artistique, mais qu’il sera urbain» ; de l’autre, Elie Faure, en écrivant sur la relation entre l’artiste et le social, nous dit : «Quand l’homme cherche l’homme et ne le trouve pas, les sociologues interviennent et se tournent vers l’artiste».
Je propose une déambulation dans la Ville autour de six de mes réalisations, sans ordre chronologique ni géographique, mais selon les modes de « pénétration » de la ville, adoptés lors de l’élaboration de chacune de ces interventions plastiques…
Ces six réalisations ne sont en rien des modèles, mais elles sont mon vécu, ma relation à l’urbain et aux instances qui président aux destinées de la ville : politiques, financières, techniques, artistiques, sociales…
Il sera donc question de se glisser ou de s’insinuer dans la ville, pour l’instant d’après, la dérouter par l’ambiguïté de l’intrusion, puis un peu plus loin la dominer, tout en sachant, le moment venu, lui donner une fête et enfin la séduire peut-être… Ce qui m’a toujours fasciné dans la ville, c’est combien la nature qui en est chassée est prête à tout moment à la réinvestir…Comment dans les lieux les plus minéraux les herbes folâtrent et les fleurs s’épanouissent.
Quoi de plus distrayant que de voir un frêle végétal soulever l’asphalte poli comme un miroir au coin d’une rue ?
Petit monde dans le grand, résistance à l’ordre imposé, rares sont les citadins qui devinent que c’est précisément ici, dans ces imperfections, dans ces recoins abandonnés, ces interstices, qu’il est peut-être possible de pénétrer la ville…
«Ce n’est pas moi qui méditerai sur ce qu’il advient de la forme d’une ville – disait André Breton – même de la vraie ville distraite et abstraite que j’habite par la force d’un élément qui serait à ma pensée ce que l’air passe pour être à la vie. Sans aucun regret, à cette heure je la vois devenir autre et même fuir ; elle glisse, elle brûle, elle sombre dans le frisson d’herbes folles de ses barricades… ».
C’est selon une reptation que je me suis récemment insinué entre les lourdes dalles de granit du parvis de Bellechasse, devant l’entrée principale du Musée d’Orsay, en inscrivant au seuil d’un Musée consacré au seul XIXe
siècle, les signes premiers de toutes les cultures et de tous les temps pour : « Descendre dans la profondeur de ce qui est à tout le monde » afin de proposer un spectacle propre au renouvellement de la sensibilité du visiteur. Mon intention était qu’au temps arrêté précède le mouvement de l’imaginaire de chacun, qu’au déplacement des pieds s’oppose l’immobilité des granits et des marbres de ce vestibule à ciel ouvert. Pour tenter de faire comprendre que la curiosité du passé ne saurait être satisfaite sans l’observation du présent…ou comme le disait Walter Benjamin : « le passé n’a d’existence, de réalité, que dans le présent où il se constitue comme tel et qui en lui se connaît ».
De cette réalisation, je retire un certain plaisir, et un fort déplaisir.
Le plaisir étant celui d’être présent dans ce lieu éminemment urbain, au cœur de la ville, et d’être ainsi une réponse à la question de savoir si l’art contemporain a droit de cité à proximité des témoignages du passé. Il faudrait quand même savoir si la création artistique contemporaine est réservée aux Villes Nouvelles ou à la périphérie des centres historiques et si ceux-ci sont définitivement muséifiés et à tout jamais fermés au dialogue historique.
D’avoir ainsi triomphé des habituelles méfiances – mais le mérite en revient à l’équipe de l’Etablissement Public d’Orsay – me donne une certaine satisfaction qui provient également de la possible inscription de cette réalisation dans le monumental.
Lors d’un colloque organisé en 1985 à Royaumont par l’association Ville et Projets, à la question que me posait l’architecte Huidobro de savoir si je considérais comme monumentale mon intervention au Ministère des Finances – il s’agit du sol des halls d’entrée des bâtiments A et C –, j’ai répondu par l’affirmative, car dans les siècles à venir, une fois les bâtiments détruits, ce sera bien par les sols que les archéologues pourront reconstituer ce qu’ils étaient !...
Pour ce qui est de mon déplaisir, concernant le Parvis Bellechasse, il ne vient pas de ce que sa qualité est ignorée par la plupart des visiteurs, mais bien par le trop grand soin que ceux-ci mettent à le recouvrir de chewing-gum. A cela s’ajoute que les marbres ont été hâchés menu par le passage d’engins de levage lourds… et qu’une restauration demandée ne vient pas. Autre exemple d’une réalisation fonctionnant sur le mode de l’insinuation, de la tranquille subversion, c’est le traitement du sol de la salle des billets de la station du RER de Marne-la-Vallée, Mont d’Est.
Il s’agit d’un tapis de grès émaillé aux tracés géométriques. Comme le suggère Edgar Poe dans sa philosophie de l’ameublement : « Le tapis, c’est l’âme de l’appartement ». Il y avait de cela dans mes intentions lors de l’élaboration du projet ; c’est-à-dire de projeter au sol d’un lieu public ce que l’on trouve habituellement dans un intérieur.
Jouer de l’effet de surprise par la reconnaissance tout en donnant, dans ce lieu de passage intensif, à ceux qui s’y donnent rendez-vous, la digression qui trompe l’attente.
Ces deux réalisations horizontales viennent occuper dans la ville des surfaces toujours parfaitement réglées techniquement, mais abandonnées à cette seule recherche de l’efficacité. Quand on réalise combien de citadins marchent en se regardant les pieds, je pense qu’il serait intéressant de leur offrir un autre spectacle, ne serait-ce que de les distraire des préoccupations qui leur font baisser les yeux, à moins que ce ne soit la crainte de glisser sur la fiente canine!
On en vient à la proposition d’aborder la ville sur le mode de l’ambiguïté, un peu comme on vient de le voir pour le sol du RER, mais cette fois-ci dans une monumentalité verticale : il est question de la Fontaine Monumentale de Belfort commandée par les villes sur un programme de « 7 Villes, 7 Fontaines ».
Diderot dans un mémoire contenant le projet d’une pompe publique pour fournir de l’eau de Seine à la ville de Paris, avoue que : « les immondices, les sédiments, la stagnation inévitable des eaux dans les bassins, l’inconstance des petites fontaines et leur disette dans les temps de sécheresse » le dégoûtent.
Partant de cette remarque, après avoir été maintes fois désolé par le spectacle de bassins dépotoirs à vieux papiers et autres tickets de métro, j’ai imaginé cette fontaine sans bassin - pas de miroir !- mais aussi de faire en sorte que, lorsqu’elle n’est pas en eau, rien n’indique que c’est une fontaine.
Présents très lourdement dans un environnement architectural disparate et médiocre, les neuf cylindres composés de quatre marbres répartis selon des strates horizontales de hauteurs variables, dressent leurs quatre mètres de haut sur un diamètre de cinquante centimètres, selon une stricte symétrie sur une base carrée de dix mètres de côté en pierre volcanique ; quatre tables circulaires à hauteur de siège, complètent la composition sculpturale.
Impressionnante par sa majestueuse solennité, cette étrange occupation de l’espace confère soudain à ce carrefour très animé de rues commerçantes, une grandeur et une dignité qui contrastent avec les étalages du « vendre à tout prix », les enseignes racoleuses et les néons clignotants.
Si effectivement la vertu de l’art est d’établir une connexion entre le monde matériel et le monde mental, je pense avec Duvignaud que « l’imagination artistique est un pari sur la capacité de l’espèce humaine à inventer des relations nouvelles et à éprouver des émotions inconnues ».
Le fait de monumentaliser ce lieu a provoqué la venue de visiteurs et de touristes qui a eu pour effet de modifier le comportement des commerçants voisins quant à la tenue de leurs devantures. Cela me fait me souvenir de la proposition d’échanger Saint-Marc et le Palais des Doges avec le Moulin Stucky, afin d’ « historiciser » la Giudecca, lors d’un concours d’idées international lancé en 1975 par la Biennale de Venise.
Mais revenons à Belfort ! et n’exagérons pas, car si effectivement il y a de la part des riverains une certaine fierté à posséder ce monument, il n’en a pas toujours été ainsi : la circulation de l’eau devant se faire selon une trajectoire horizontale en partie haute des fûts de marbre, la mise au point particulièrement délicate ne s’est pas faite sans mal, le moindre courant d’air venant dévier la trajectoire des jets, ceux-ci ne trouvant plus le réceptacle prévu, allaient s’écraser sur les vitrines ou vaporisaient la terrasse du café proche !
Voilà que ce digne monument crachait à la figure des chalands ! C’en était trop pour les arrosés, et du côté de la Mairie, les plaintes arrivèrent.
Bien qu’extrêmement patients, les élus ont souhaité un autre fonctionnement de la fontaine.
Aujourd’hui, l’eau ruisselle en permanence le long des fûts, conférant une belle vivacité aux quatre couleurs du marbre.
J’ai obtenu lors de l’inauguration que le premier système de jets soit maintenu et utilisé à certaines occasions, afin que la fontaine puisse encore éructer.
Que sous l’ordre marmoréen en jaillisse le désordre de l’eau : métaphore de ce double tropisme, mais que l’urbanité urbaine normalise inexorablement.
J’avais imaginé pouvoir jouer de l’ambiguïté créée par les deux aspects de la fontaine : celui strict de sa construction opposé à celui ludique de la circulation de l’eau.
Mais la technique n’ayant pas été maîtrisée, le vieux rêve de défier la gravité – dans les deux sens du mot – s’est brisé sur la margelle du conformisme…
A propos du ludique, je pense que cette dimension du jeu – qui selon Henri Lefebvre « est valeur suprême dépassant en les rassemblant l’usage et l’échange » est une composante nécessaire de la relation de l’artiste à la ville.
Mettre l’appropriation au-dessus de la domination relève de l’espace du ludique, espace qui coexiste avec ceux de l’échange et de la circulation, du politique et du culturel. Nous vivons à l’intérieur d’un ensemble de relations qui définissent des emplacements irréductibles les uns aux autres et absolument non superposables.
Mais ce qui m’intéresse : « Ce sont, parmi tous ces emplacements, certains d’entre eux qui ont la curieuse propriété d’être en rapport avec tous les autres emplacements mais sur un mode tel qu’ils suspendent, neutralisent ou inversent l’ensemble des rapports qui se trouvent par eux désignés, reflétés ou réfléchis. »
L’espace ludique est l’un de ces emplacements magiques, indispensables à la compréhension de la création artistique dans ce que celle-ci peut avoir d’irrationnel, d’onirique, de critique, de mystérieux…
Que veut dire Henri Lefebvre lorsqu’il écrit que l’art sera urbain ? Pour lui cela ne signifie pas du tout enjoliver l’espace urbain avec des objets d’art : cela signifie que les temps-espaces deviennent œuvre d’art et que l’art passé se reconsidère comme source et modèle d’appropriation de l’espace et du temps. En un mot : l’art de vivre dans la ville comme œuvre d’art.
La réalisation suivante participe d’un mode de pénétration dans la ville dont la symbolique n’échappera à personne. Nous sommes dans la situation d’une commande municipale ; selon les vœux de Monsieur le Maire, il fallait marquer les entrées de sa ville, afin que celle-ci ne soit plus considérée comme le faubourg de la grande ville voisine.
Il est ici question d’une sculpture cadastrale, d’un bornage, d’une balise : « c’était à Villeurbanne, faubourg de Lyon, sur la Place Albert Thomas » !
La place, qui n’en est pas une, mais bien plutôt un carrefour avec passages de tramways et circulation intense, se compose à la périphérie de son cercle, de maisons de trois à quatre étages qui relèvent plus de la construction que de l’architecture.
Le propos était de donner un centre à ce confluent de cinq voies, tout en dominant l’environnement immédiat, afin d’offrir aux vues lointaines selon les axes d’approches, une possibilité de repérage.
Georges Pérec écrit : « qu’un espace ne lui est jamais donné, qu’il lui faut le marquer, le repérer et que vivre c’est passer d’un espace à un autre en essayant le plus possible de ne pas se cogner »…
La proposition consiste en un cylindre de dix mètres de haut et de un mètre de diamètre en acier laqué, reposant sur une base de trois marches de granit entourée d’une corolle en quatre couleurs de basaltine joliment découpée comme un col de dentelle, que l’on devine à peine. C’est aussi la satisfaction de l’artiste que d’apporter à des détails peu visibles un soin particulier – pour le peintre, cela vient de sa pratique qui veut qu’il passe un temps infini à modifier tel détail, ou qu’il s’acharne à reprendre tel défaut qui ne compteront pour ainsi dire pas dans la vision globale de l’œuvre, mais qui sont peut-être le lieu de l’expression la plus extrême, la plus étrange aussi de la passion à vouloir s’exprimer.
Ici, nous pouvons nous poser la question de la dimension, c’est-à-dire des qualités volumétriques d’un objet ou de celles d’intensités colorées ou de surfaces d’une œuvre plane dans un contexte urbain. Une certaine enflure, un gigantisme sembleraient être au goût du jour – cela revient régulièrement à travers l’histoire des civilisations – je ne suis pas certain qu’il faille faire grand pour l’être et de penser que d’être plus grand que l’espace à occuper fait qu’on le domine.
Mon expérience sur trente kilomètres de l’Autoroute de l’Est me prouve que l’on maîtrise ce genre d’espace beaucoup plus par de petits événements souvent répétés que par de grands coups d’éclat dont les temps de franchissement sont brefs.
A la question posée à Tony Smith, sculpteur minimaliste, de savoir pourquoi il n’avait pas fait telle sculpture plus grande, il a répondu « qu’il ne faisait pas un monument » et à celle de savoir pourquoi ne pas l’avoir fait plus petite, il a répondu « qu’il ne faisait pas un objet ».
Entre le monument et l’objet, il y a cette mesure qui ne sera pas forcément celle de l’harmonie parfaite avec l’environnement, mais bien plutôt celle qui convient pour faire entrer en résonance l’œuvre et son voisinage.
Il est vrai que le cylindre de la Place Albert Thomas tout irradiant de sa forte polychromie et de sa belle taille, a commencé par entrer en vibration avec la population du quartier de manière négative. Devenant d’un seul coup le paratonnerre de la municipalité, ou comme le dit Artaud de ce que doit être une création digne de ce nom : « le lieu d’ancrage de toutes les colères errantes de l’époque. »
Tourné en dérision, ce cylindre est devenu le totem de Monsieur le Maire. Aujourd’hui, le coiffeur du quartier en a fait son enseigne, le pâtissier a créé une confiserie à son image :
« ô colonne de la victoire, dorée
comme un biscuit glacé
par le sucre des jours enfantins… »
Cette grande érection de couleurs n’est plus aujourd’hui que le membre immobile d’une société en mouvement, et sémaphore paisible, sert d’amers aux automobilistes égarés.
Cela nous amène à la relation de l’artiste et de la ville sur le mode de la fête.
Inscription dans l’éphémère de la théâtralisation ou du travestissement de lieux repérés, qui ne seront plus jamais ce qu’ils sont pour ceux qui les ont connus autrement.
La « Mise en couleurs d’un Musée », de 1974, au Musée d’Art Moderne National et Municipal de Paris, relève de cette tentative de transformation dont Bernard Lamarche-Vadel pouvait écrire :
« Nous noterons simplement ici que le fait de la transformation du portique du Musée d’Art Moderne de Paris n’est pas un hasard dans la pensée de la pratique du peintre : engendrer une autre surface de regard par le travestissement de l’un des symboles d’une culture exténuée, par le fait qu’elle n’a jamais voulu penser réellement les conditions matérielles, idéologiques et politiques de sa production, qu’elle n’a jamais voulu se penser qu’en terme de représentation de la culture. »_
Il était en effet question, une fois remarqué que les colonnes du péristyle étaient des cylindres – c’est-à-dire identiques à la forme géométrique choisie comme support à mes expériences sur la couleur dans l’espace et autour du volume – de venir les gainer de couleurs vives, afin que celles-ci s’écoulent hors des murs à l’intérieur desquelles elles sont habituellement contenues.
Donc, réponse à une interrogation d’ordre esthétique, mais aussi et surtout « critique joyeuse », comme devait la nommer le peintre Eduardo Arroyo, d’une architecture lourde de la symbolique totalitaire de son époque et de sa fonction.
Il est vrai que la dimension critique d’une œuvre s’exprimera plus librement et sa charge en sera plus forte dans une réalisation éphémère que lors d’une réalisation durable, qui, elle, se doit de rester forte dans le temps et de ne pas s’épuiser au premier regard ;
Cette « Mise en couleurs d’un Musée » se voulait également réflexion sur la couleur dans l’urbain ; comment celle-ci, trop souvent mise en œuvre par les architectes eux-mêmes ou par des conseillers prônant le mimétisme avec l’environnement sur des bases d’observation pseudo-scientifiques, finit par se retourner contre eux.
Fernand Léger avait imaginé des villes où les rues seraient jaunes, les avenues vertes et les places oranges. Il est vrai que la couleur sous nos latitudes est plutôt interdite de cité. Ne serait-ce pas pourtant par là que le citadin aurait prise sur son environnement ?
Le spectacle sans cesse renouvelé de l’affichage, sauvage ou organisé, les graffiti, sont des événements colorés souvent heureux et sans lesquels la rue serait bien grise. Cet art populaire urbain, éphémère, que sont les graffiti, est, comme le dit Norman Mailer, « une opposition radicale à la techno-architecture » et possède un redoutable pouvoir modificateur de l’environnement. J’en sais quelque chose dans la mesure où j’ai été obligé de faire enlever ma sculpture du Quai Saint Bernard à Paris, à des fins de restauration, tellement elle était couverte de hiéroglyphes d’aujourd’hui.
Même mésaventure dans la ville neuve de Grenoble, Quartier de l’Arlequin, mais cette fois-ci la dégradation a servi d’alibi à la politique culturelle de la nouvelle administration de la ville et l’enlèvement de l’œuvre s’est fait sans que j’en sois prévenu.
Et voilà deux réalisations monumentales urbaines de moins !
Nous en venons à ma sixième réalisation, la plus récente et peut-être aussi la plus urbaine, dans la mesure où elle se situe en bordure de ville, dans ces espaces que l’architecte Henri Gaudin décrit comme « plus ou moins poreux » aux frontières souvent délicates « participant à la fois de l’ordre urbain et du villageois ». Il s’agit de la Porte de Riom. A Riom, en Auvergne, sur un îlot au milieu de la voie express qui contourne la ville à l’ouest. La Porte de Riom, de ses six mètres de haut, et quatre de large, en acier polychrome, s’ouvre à l’automobiliste en une invitation à visiter la ville. Sculpture construite par les signes premiers de notre géométrie, solide, trapue, aux couleurs vives, elle est dans sa tranquille évidence, l’écho lointain et cependant proche du centre historique composé de beaux hôtels de style Renaissance rustique aux portes ornées de sculptures taillées dans la noire pierre de Volvic. Elle est le trait d’union entre la ville et son développement à l’ouest.
Aux six réalisations décrites d’autres ont vu le jour en Equateur, à Taiwan, à Porto Rico et en Corée du sud, en Andorre, en Espagne et en France.
De projets en réalisations, de satisfactions en déceptions, cette relation à la ville me stimule toujours autant comme un défi à relever, une mission à accomplir – non pas sur le mode du «supplément d’âme», que certains ont cru apporter, mais bien comme le disait Elie Faure en parlant de l’artiste :
«Nulle énergie sociale n’est comparable à celle que ce monstre antisocial enferme et qu’il transfigure pour nous».
La mise en situation monumentale dans la ville d’un choix esthétique impose une exigence principale : la justesse – comme le disait Pierre Reverdy : «Il n’y a pas d’autre vérité en art, pas plus d’ailleurs qu’en tout autre chose, que la justesse»._
Cela concerne aussi bien la relation entre l’art et l’espace construit de la ville qu’entre l’art et l’espace social de la ville. Dans la première, il sera question de maintenir une belle fermeté plastique, dans la seconde, d’avoir une conscience historique ; les deux permettant d’aborder avec conviction cette problématique contemporaine tout en sachant que l’œuvre se doit de porter en elle les ferments de résistance, de subversion, d’opposition, d’agression nécessaires à sa propre survie.
Plus qu’à Tarzan, ce peintre dans la jungle des villes ressemble au vagabond du film Les temps modernes, glissant dans les rouages d’une machine sans être broyé et finissant par aller cueillir cette fleur de bitume pour l’offrir à sa Dulcinée…
Je finirai par ce vers de Rimbaud :
« A l’aurore, armés d’une ardente patience
Nous entrerons aux splendides Villes ».
Pour en savoir plus
Actualité de l'académicien
- Guy de Rougemont a participé au Salon des arts et du design où il était représenté par la Galerie Diane de Polignac, du 28 mars au 1er avril 2012
- 14 mars - 28 avril 2012 : exposition Rougemont Lumières à la galerie Detais (10 rue Notre-Dame de Lorette, Paris 11e). Du lundi au samedi, 10h30-12h30 et 14h-18h.
- Guy de Rougemont sur le site de l'Académie des beaux-arts
Diaporama-vidéo-ci- dessous : « Guy de Rougemont : un peintre dans la jungle des villes »
© Guy de Rougemont
[diaporama<-]