Les musiques de la nuit (2/2) : la terreur !
Les nuits dionysiaques, infernales, hallucinées, emplissent notre panthéon musical. Dans cette seconde émission sur les musiques de la nuit, Danièle Pistone, correspondant de l’Académie des beaux-arts, nous ouvre la porte de tous les extrêmes : « Quand minuit sonne, cuivres et percussions se déchaînent ! Une force malfaisante guette et libère les passions. » Loin de la nuit des berceaux, suivons les ombres tourmentées des nuits allemandes, françaises et russes des XIXe et XXesiècles. Quels sont les fantasmes d’Hoffmann, Schumann, Berlioz ? Comment les musiciens, de Jean-Féry Rebel aux rockers- sataniques, traduisent-ils le chaos nocturne ?
Danièle Pistone est professeur d'histoire de la musique à l'université de Paris IV-Sorbonne et directeur de l'Observatoire Musical Français.
Elle a fondé la collection « Musique-Musicologie » des éditions Honoré Champion en 1975 et est l'auteur de nombreux ouvrages de musicologie.
« Avoir peur du noir, peur de la nuit, ressentir des terreurs nocturnes, c'est assez banal! Dit-elle. Donc, il est normal que nos musiciens aient voulu rendre, à travers leur art, ce sentiment assez courant!
Le premier ensemble d'oeuvres qui gravitent autour des nuits fantastiques est germanique. »
Ernst Theodor Amadeus Hoffmann
Ce sont les vapeurs d'alcools et les lueurs vacillantes des bougies qui ont entraîné Hoffmann (1776-1822) dans un univers nocturne inquiétant.
Certes, le thème de la nuit terrifiante n'était pas nouveau :
les musiques nocturnes symbolisant le chaos, de Jean-Féry Rebel (1666- 1710) et Haendel (1685-1759), sont aussi sombres et farouches que possible avec les instruments musicaux de l'époque.
Edward Young (1683-1765) a écrit « La Nuit des tombeaux »! C'est tout dire!
Novalis (1772-1801) dans son Hymne à la nuit, qu'il écrit après la disparition de la femme qu'il aimait, parle d'amour et de mort. Sa poésie nocturne est une poésie de mort.
Et chez Cazotte (1719-1792) dans Le Diable amoureux on peut voir arriver la nuit, par la fenêtre, un chameau qui dépose un chien... Donc, déjà avant les Contes fantastiques d' Hoffmann, la nuit peut tout engendrer! Et après, encore plus, car Hoffmann a impressionné beaucoup de musiciens. En France, on connaît Les Contes d'Hoffmann d'Offenbach, encore sous la III° République. Schumann est l'un des premiers, parmi les compositeurs célèbres, a être touché par la littérature hoffmannienne.
Schumann, Pièces de fantaisie et Pièces nocturnes des années 1830
De ses Fantasiestücke (Pièces de fantaisie) n°5, Schumann disait qu'elles étaient parmi les meilleures de son ensemble de Pièces. On y entend l'héritage d'Hoffmann qui s'ajoute aux légendes à succès de l'époque romantique et aux ombres vacillantes, aux fantômes, propres à Schumann. Sa musique fragmentée des Nocturnes est bien loin du prototype des musiques de Nocturnes, ceux de Chopin. La phrase chopinienne vient, elle, du Bel Canto.
Danièle Pistone souligne, aussi, que Chopin a abandonné ses mesures ternaires, venues de la Romance, pour étaler les phrases de Nocturnes dans la mesure à quatre temps – mesure la plus confortable que nous avons dans notre Occident- avec des thèmes prenant beaucoup d'espace.
Schumann, ici, c'est le contraire : le court motif n'arrive pas à se réaliser, revient, s'égare. C'est la fragmentation typique des écritures de la nuit fantomatique.
Faust n'est pas loin!
Faust et Méphisto
« Comment ne pas évoquer Faust quand on parle de la nuit ? poursuit Danièle Pistone. Pratiquement toutes les scènes de Faust, toutes les oeuvres qui en appellent à Faust, passent par la nuit ! Quand on voit arriver Méphisto, comme un diable policé -ce qui est le cas dans tous ces grands Opéras de l'époque romantique bourgeoise- on comprend que c'est la nuit de tous les possibles ! Il serait intéressant d'examiner les musiques de Faust. Et, s'il y a un musicien en France qui a bien illustré le thème de Faust, c'est Berlioz. »
Berlioz, Faust, enfer et Damnation!
Déjà « Le Jeune Hector » écrit des scènes de Faust ; puis, en 1846, c'est la fameuse Damnation de Faust.
Et Danièle Pistone insiste : « Berlioz n'écrit pas un Faust, mais il le damne, son Faust !
La Course à l'Abîme de la Damnation est un épisode particulièrement saisissant par son rythme, par le contraste entre un choeur de paysans en prière et la chevauchée, nocturne et tragique, de Méphisto et Faust.» Berlioz ne recule devant aucune innovation. Il va, même, chercher aux cuivres -ces instruments qui expriment ou le sacré ou, au contraire, la violence et la damnation- des sons « pédale-de-trombone », encore plus graves que la dernière note du trombone de l'époque. On entend ainsi une espèce de rugissement, de barrissement, pendant cette cavalcade nocturne. Les sons de l'extrême-grave du trombone figurent les créatures monstrueuses et angoissantes, que Faust et Méphisto rencontrent dans leur chevauchée fantastique.
Les nuits slaves : magie et mélancolie
Dans La Nuit sur le Mont Chauve de Moussorgsky ou chez Rimsky-Korsakov, les sorcières s'agitent. Ici ce n'est pas le diable mais des éléments maléfiques issus du monde souterrain. Ce n'est qu'une question de vocabulaire !
Danièle Pistone précise : « Vous savez que toutes les civilisations ne connaissent pas « notre » diable. Si une population n'a pas façonné ce type de personnage, il y a des forces, en général, malfaisantes. Pour moi, qui ne suis pas slave, les nuits slaves sont très inquiétantes. On le voit dans l'Opéra et aussi parfois dans les Berceuses slaves. Une force latente, mystérieuse, couve sous l'apparente sérénité. Pensons à la Berceuse de Stravinsky de L'Oiseau de feu que nous avions écoutée dans l'émission sur la nuit paisible! »
Le XXesiècle, l'extrémité de la violence
Les instruments à vents et à percussions du XXe siècle permettent des sons d'une violence saisissante et inégalée auparavant.
Au début du siècle, l'opéra expressionniste accentue la force des musiques de la violence.
Deux exemples :
-Wozzeck de Berg (1885-1935)
-Salomé de Richard Strauss (1864-1949), opéra tiré de la pièce de théâtre éponyme d' Oscard Wilde, dans lequel on voit une lune rouge, pleine de sang.
Les partitions de Strauss, à grands renforts de percussions, de cuivres, d'oppositions de nuances extrêmement marquées, sont d'une violence absolue.
Les Rocks-sataniques et la Musique-Techno, contemporains atteignent, aussi, des sommets de violence. C'est notre façon d'exprimer le chaos avec des sons inouïs -inouïs, au sens fort. L'électronique, l'informatique, permettent d'utiliser toute la gamme des sons audibles.
Danièle Pistone conclut, avec un certain fatalisme « Nous avons une oreille plutôt limitée. En l'occurrence, c'est une chance ! Mais imaginez l'effet de certaines musiques sur les animaux dont les oreilles sont beaucoup plus sensibles que les nôtres ! Donc, la violence, l'horreur, tout ce qui échappe au raisonnable, c'est la porte ouverte à tous les extrêmes. On rejoint, là, cet univers dionysiaque opposé à l'apollinien. »
Pauses musicales:
- In der Nacht, le n° 5 des Fantasiestücke de Shumann
-La Course à l'Abîme, La Damnation de Faust, de Berlioz
Écoutez les autres émissions en présence de Danièle Pistone, correspondant de l’Académie des beaux-arts sur Canal Académie
Ecoutez la première émission de cette série : Les musiques de la nuit (1/2) : la Paix