Don Giovanni : « L’affaire dont il s’agit est d’importance » (Leporello, Acte 1, Scène IV) (5/5)
Don Giovanni de Mozart : « Le seul, le vrai, l’absolu » écrivirent François Mauriac et Pierre-Jean Rémy, membre de l’Académie française. Yves-Marie Bercé, membre de l’Académie des iInscriptions et belles lettres, Danièle Pistone correspondant de l’Académie des beaux- arts, et le musicologue André Tubeuf évoquent « cette œuvre divine ». D’où vient cette exception ? Pourquoi toujours la même émotion ? Cette émission s’inscrit dans la série consacrée au mythe de Don Juan.
_ Canal Académie poursuit son enquête sur Don Juan ; après le Don Juan du théâtre de Molière, celui de Brecht, le Don Juan de Suzanne Lilar évoqué par Florence Delay, de l’Académie française ; après les Don Juan cinématographiques en compagnie de Jean Tulard et Françoise Thibaut, voici une réflexion à plusieurs voix autour du Don Giovanni de Mozart.
La « rencontre mémorable » de Pierre-Jean Rémy
« Le Don Juan de Mozart, ou l’opéra absolu.
Peut-être que Carmen, Faust ou Aïda sont joués plus souvent sur les scènes lyriques du monde entier. Mais… aucune œuvre lyrique au monde n’a jamais atteint la cote d’amour…la puissance de réflexion …le caractère inépuisable et toujours renouvelé du Don Juan de Mozart. À chaque nouvelle audition, à chaque représentation, fussent-elles parfois des plus médiocres, on a le sentiment de découvrir encore quelque chose. »
Pierre-Jean Rémy, de l’Académie française, présente ainsi son article sur Don Giovanni dans son livre : le Dictionnaire amoureux de l’Opéra. Un dictionnaire de plus de 1 000 pages : Opéras -bien sûr !- chanteurs et chefs d’orchestre se suivent au fil des passions, des amours, des regrets parfois, de l’auteur…
« Heureux l’homme qui saura dérober à Mozart son secret »
François Mauriac, de l’Académie française, écrivit : « On connait le mot si souvent cité de Rossini. Comme on lui demandait quel est le plus grand des musiciens, il répondit :
- Beethoven.
- Mais Mozart, alors ?
- Mozart ? C’est le seul.
En effet, cela ne signifie rien de dire que Mozart est le plus grand de tous. Sans commune mesure avec les autres, il en est isolé par sa pureté même. Sans doute, chaque grand musicien est un monde unique et irremplaçable. Mais tous de Beethoven à Wagner, ils ont ce trait commun de nous ramener sans cesse à notre passion : leur souffrance, leur amour, c’est notre amour, c’est notre souffrance. Ils sont humains, trop humains ; ils aident nos passions à jouir d’elles-mêmes. Et c’est pourquoi l’adolescence et la jeunesse les aiment et n’aiment pas Mozart. À vingt ans, à l’âge où l’on est ivre de soi-même, où l’on ne redoute rien autant que d’être délivré de son propre cœur, où nous sommes trop près de l’enfance pour être sensibles à son charme, et comme trempés encore de sa rosée, Mozart demeure sans pouvoir sur nous et sans prestige. C’est beaucoup plus tard, une fois passé le milieu du chemin de la vie, lorsque l’homme déclinant a déjà subi les mauvais coups du destin et que la mort, après lui avoir ravi des êtres bien-aimés, lui met tout à coup une main sournoise sur l’épaule, c’est alors qu’il lui est bon de rencontrer, au tournant de sa route, cet écolier de Dieu, qui chante, qui rie et qui pleure, le petit Mozart ».
Da Ponte et Mozart, les serviteurs de Leporello
« Un opéra plaira d’autant plus que le plan de la pièce est bien fait ; les paroles étant écrites uniquement en vue de la musique et non pour satisfaire ici ou là une pauvre rime qui pourtant, quelle qu’elle soit, ne contribue en rien au prix d’une représentation théâtrale, mais au contraire lui fait du tort. (…) ce qu’il y a de mieux est la rencontre d’un bon compositeur qui comprend le théâtre et qui est lui-même capable de donner des indications et d’un poète intelligent, ce qui est un véritable phénix. »
(Lettre de Mozart à son père, le 13 octobre 1781)
Ce poète « intelligent », Mozart le trouva en Da Ponte, le librettiste de trois de ses opéras majeurs : Les Noces de Figaro, opéra buffa (1786), Don Giovanni, dramma giocoso (1787), Cosi fan Tutte, opera buffa (1789).
Yves-Marie Bercé précise que Leporello tient une place majeure dans Don Giovanni : il ouvre le drame et ses longs morceaux en voix de basse - comme celles de son maître et du Commandeur - sont d’une très grande importance.
Valet burlesque, complice, souffre-douleur, Leporello, personnage de la commedia dell’arte, admire Don Juan et chercherait volontiers à l’imiter, mais son bon sens et sa morale l’en empêchent. Leporello, « le petit lièvre » poltron, gourmand, intéressé, est plus honorable que son maître. La contestation sociale du siècle des Lumières apparaît dans cette composition comique du couple maître-valet, grâce à Da Ponte, le « librettiste qui avait de l’esprit ».
Prima la musica chez Mozart
« Dans un opéra, il faut absolument que la poésie soit la fille obéissante de la musique » écrivit Mozart quand il avait à peine vingt ans.
Danièle Pistone pense qu’il resta fidèle à cette définition pendant toute sa brève carrière. Il sut, effectivement, ne jamais brutaliser le texte qui lui avait été donné. Il fit en sorte, par le charme de sa mélodie, que la musique soit toujours au premier plan, toujours essentielle.
Il n’y a pas de musique de Mozart sans émotion.
Mozart et l’imaginaire contemporain français
« Cela m’intéresse beaucoup - poursuit Danièle Pistone - de comprendre pourquoi et comment on parle d’un compositeur dans notre France contemporaine.
Mozart est le musicien dont on parle le plus : les enregistrements de Mozart sont plus nombreux que ceux de tout autre compositeur. Mozart détient, par ailleurs, la première place pour la musique classique publicitaire et pour les opéras. Dans le langage courant, aussi, Mozart est là : les enfants prodiges en musique sont toujours des « petits Mozart ».
Il est là, encore, quand on parle de la spontanéité de son écriture. Non qu’il écrive de façon irréfléchie, la composition musicale de ses opéras prouverait le contraire -même s’il en a écrit beaucoup en peu d’années. Ses contemporains ont dit qu’il portait en lui ses mélodies assez longtemps et qu’il ne couchait ses idées sur le papier que quand tout était clair dans son esprit.
Il atteint la perfection dans ses jaillissements spontanés, dans la profondeur et la virtuosité de son écriture. On comprend qu’il soit devenu l’emblème de la musique pour les Français -amateurs néophytes et musicologues avertis confondus.
Don Juan, profanateur tous azimuts
André Tubeuf : « Don Giovanni flirte effectivement comme Mauriac le suggère, flirte avec une idée libertaire de la liberté ; il flirte avec le libertinage ; ce n’est pas par hasard si c’est en Espagne qu’il va inscrire mille et trois femmes à son palmarès ; ce n’est pas parce qu’en Espagne les femmes sont plus faciles qu’ailleurs, c’est au contraire parce qu’elles sont davantage défendues par les vertus et par les mœurs et qu’en conséquence le pari, le challenge, le défi plus exactement est plus important ; l’idée de la chasse est présente, l’idée de la prise est douteuse ; le fait est que des trois personnes sur lesquelles Don Giovanni a l’air de fondre comme un épervier, il ne réussit à n’en attraper aucune. Elles lui échappent parfaitement. Mais visiblement, c’est cette course folle en avant qui l’intéresse et pas autre chose ; et j’ajoute que le fait qu’il les arrache en quelque sorte à un sacrement qu’elles vont contracter -l’une le couvent, la deuxième les fiançailles, la troisième le mariage dans les heures qui vont suivre, sans oublier le Commandeur lui-même profané et insulté dans son cimetière- provoquait non pas seulement le Dieu unique auquel Mauriac suppose que Don Giovanni croit au moins implicitement, mais aussi tous les dieux de toutes les mythologies possibles ; donc il y a en lui une dimension de provocateur si ce n’est de profanateur ; et dans le mot profanateur on lit évidemment la racine du sacré qui est là, transgressée et moquée. Le personnage en qui elle est le plus moquée c’est Elvire qui est l’objet de cette comédie infâme du trio du balcon, au moment même où étant seule, dans la nuit, elle laisse s’effuser de son propre cœur ce qui est une des plus belles plaintes de Mozart ; Don Giovanni aura la malignité de reprendre telle quelle cette plainte musicale pour en faire la mélodie de sa sérénade, ce qui est une simple infamie : Don Giovanni profane tous azimuts… »
Ecoutez également sur Canal Académie les autres émissions de la série Don Juan :
- Don Juan ou l’éternel mythe moderne (1/5)
- Don Juan : à la source du mythe littéraire, avec Florence Delay, de l’Académie française (2/5)
- Florence Delay : Don Juan pourrait-il être aimable ou sincèrement aimé ? (3/5)
- Don Juan au cinéma, dialogue entre Jean Tulard et Françoise Thibaut, membre et correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques (4/5)
Pauses musicales :
Mozart Don Giovanni,
Eberhard Wätcher, Joan Sutherland, Giuseppe Taddei, Gottlob Frick, Elisabeth Schwarzkopf, Luigi Alva, Piero Cappuccilli, Graziella Sciutti.
Philharmonia Orchestra (CARLO MARIA GIULINI) - EMI CLASSICS- THE HOME OF OPERA
Ouvrages de references:
- Pierre-Jean Rémy, Dictionnaire amoureux de l’Opéra, éditions Plon, 2004
- François Mauriac, Mozart et autres écrits sur la musique, éditions Michalon, 2007
- Pierre Brunel, Dictionnaire de Don Juan éditions Robert Laffont, 1999
- André Tubeuf, Mozart, chemins et chants, éditions Actes Sud, 2005
- Gilles Cantagrel, Catherine Massip, Emmanuel Reibel, Mozart, Don Giovanni, le manuscrit, BNF/Textuel 2005