Don Juan ou l’éternel mythe moderne (1/5)
L’académicien Yves-Marie Bercé, l’acteur et metteur en scène Daniel Mesguich, le directeur et auteur du 1er dictionnaire sur Don Juan Pierre Brunel, ainsi que le metteur en scène Jean-Michel Vier, tous s’expriment ici sur le mythe de Don Juan au théâtre et en littérature. Voici Don Juan, de Tirso de Molina à Brecht, en passant par Molière. Ecoutez ici le premier volet de cette trilogie.
L’importance dramatique et littéraire du thème de Don Juan est exceptionnelle ; bien peu de personnages - imaginaires ou rééls - ont tenté plus de 3000 auteurs, musiciens, peintres… Bien peu ont une bibliographie aussi volumineuse. Depuis le XVIIe siècle, Tirso de Molina, Molière, Mozart, Byron, Pouchkine, Montherlant, Brecht, Milosz, Suzanne Lilar… et tellement d’autres ont été hantés, en effet, par la figure de Don Juan ! Qui est donc Don Juan ? Comment expliquer l’intérêt permanent qu’il a suscité à travers les siècles en Occident ?
Pour répondre à ces questions, Canal Académies vous propose une émission en trois volets différents... Il n’en faut pas moins pour un seul homme quand il s’appelle Don Juan !
- Aujourd’hui, nous ouvrons la trilogie sur le mythe de Don Juan, et sur le théâtre de Molière et de Brecht.
- Florence Delay de l’Académie française, évoque dans une autre émission Le Burlador, ange du démon de Suzanne Lilar, la première femme qui consacra une pièce de théâtre à ce séducteur impénitent ! Florence Delay s’entretient aussi avec Christian Schiaretti, le metteur en scène du Don Juan de Tirso de Molina qui fut joué au TNP de Lyon en 2011.
- Une troisième émission évoque Don Giovanni de Mozart.
- Yves-Marie Bercé, historien moderniste, de l'Académie des inscriptions et belles-lettres explique devant les micros de Canal Académies :
"Le thème du Don Juan est comparable à celui du Docteur Faust : Don Juan veut posséder toutes les femmes et, donc, dépasser, comme Faust, les bornes du comportement humain habituel.
Ces thèmes diffus, anonymes, n'ont pas d'auteurs spécifiques mais sont bien présents dans l'imaginaire occidental des dernières décennies du XVIe siècle. L'auteur espagnol Tirso de Molina va, le premier, donner au personnage de Don Juan une force théâtrale riche d'avenir.
Le passage entre la pièce de Tirso de Molina vers 1630 et celle de Molière en 1665, se fait par l’Italie avec Giacinto Andea Cicognini, auteur très célèbre à l'époque : il adapte plusieurs pièces du Siècle d'Or du théâtre espagnol et les marie avec les artifices, les jeux scéniques spectaculaires, effrayants et merveilleux de la commedia dell'arte. C'est par lui que le thème de Don Juan est connu à Paris. Le succès est immédiat.
La statue animée du Commandeur attirait un grand public au théâtre : cette statue, souvent équestre, était descendue d'un piédestal et par un effet encore plus effrayant, disparaissait entraînant Don Juan dans les enfers par une trappe d'où s'échappaient des flammes et de la fumée ; des senteurs d'encens et de poudre de poix séchée donnaient un effet de fantasmagorie à la scène et attiraient toute l'attention populaire..."
- Daniel Mesguich évoque la pièce de Molière Dom Juan ou le Festin de Pierre qu'il a mise en scène et interprétée :
"Il y a un décalage entre notre époque et l'époque du texte, il faut donc prendre de la distance, du recul, pour mieux lire le texte et nous lire nous-mêmes. Le théâtre sert à se voir soi-même, à se voir "autre", comme on ne se voit jamais. En plongeant dans les textes anciens, le théâtre prend ce recul.
Don Juan fait partie des grands thèmes de la littérature mondiale. Ce sont les textes, le degré d'écriture qui m'intéressent.
Dom Juan ou le Festin de Pierre a été écrit très vite, en une semaine, c'est une vague adaptation d'une autre pièce qui se jouait à l'époque.
Tartuffe étant interdit, Molière écrit un autre texte, mais il est encore pire !
Dom Juan et le Festin de Pierre fait partie des textes indécidables.
Je suis un moderne qui monte des textes anciens, en France on monte de moins en moins d'auteurs classiques.
Le théâtre est un lieu où on voit l'invisible, l’innommable, l'impensable, ce qu'on ne voit pas d'habitude.
C'est chaque fois un miracle qu'un texte écrit par un saltimbanque du XVIIe siècle arrive devant moi et que je puisse le lire, le travailler, le donner à lire, le disséquer, le déconstruire, l'ouvrir, le faire fleurir etc. Tous ces gens écrivaient pour leur propre époque mais ils transmettaient aussi aux générations futures, ils écrivaient pour nous, ce serait un péché de les oublier...
Le théâtre est une machination humaine pour qu'on soit un peu moins sourd, aveugle devant l'indicible ".
- Jean Michel Vier a signé la mise en scène du Don Juan de Bertold Brecht joué au Théâtre du Lucernaire puis, actuellement, au Théâtre de l'Œuvre. Il nous confie :
"La pièce de Brecht est une vision moderne du mythe de Don Juan, mythe de la possession, de l'accumulation.
Le mythe de Don Juan varie selon les individus ou collectivités qui le reçoivent : sous une dictature religieuse, Don Juan serait un héros de la liberté ; dans un régime libéral, il ne le serait pas.
Dans la vision de Brecht, Don Juan est un personnage qui aime posséder et qui se soustrait aux exigences morales les plus simples.
Il s'agit d'une vision moderne du mythe par son caractère comique : Don Juan est un conquérant qui ne mérite pas l'admiration.
Brecht ne traite pas seulement le personnage de Don Juan, mais aussi la société qui le réclame : Don Juan existe parce qu'on a besoin de lui, on a envie d'être séduit, convaincu, possédé ; Brecht raconte l'histoire d'une collectivité et pas seulement la trajectoire d'un homme.
Derrière le mythe, c'est une histoire collective qui est présentée par les nombreux personnages.
Don Juan n'est pas un libre-penseur mais un libre-jouisseur. Il joue avec les croyances, le désir, la crédulité et la possession dans tous les sens du terme. Son moteur : La pulsion du désir personnel, du désir de pouvoir.
Le texte de Molière n'est pas transformé par Brecht, il est resserré. Pour lui, cette fable ne raconte pas une tragédie personnelle, s'il y a une tragédie, elle est collective.
Brecht a écrit son adaptation en 1953.
Les différences entre les deux écritures, celle de Molière et celle de Brecht, sont intéressantes à préciser : la pièce est ramenée de 5 à 4 actes, le rythme impulsé est plus vif, plus sec ; beaucoup de petits personnages du peuple sont rajoutés - que j'ai transcris dans la mise en scène par le chœur lui-même. Dans la langue, il y a une brutalité qui passe dans l'argot et dans la manière même de prendre la langue et la chahuter.
A l'intérieur de l'adaptation, demeurent des pans entiers de la pièce de Molière ; l'adaptation de Brecht est intelligente ; elle ne massacre pas le texte de Molière, reste dans ses grands axes, parfois très proche du texte, enlevant les aspects rhétoriques de certains personnages, effectuant un resserrement par rapport au sens ; il y a quelque chose qui est plus vif, plus présent".
- Pierre Brunel nous rappelle que : "Don Juan est un sujet international qui ne peut que passionner les amoureux -comme moi- de la littérature comparée.
Ce qui est étonnant et admirable, c'est la qualité des oeuvres que ce mythe a suscitées : on a affaire à des chefs-d'oeuvre !
Par la multiplicité des interprétations et créations qu'il inspire, Don Juan a, et conservera de tous temps, quelque chose d'énigmatique, de mystérieux ; il sollicite notre esprit, notre imagination, et pas seulement celle des écrivains mais aussi celle des lecteurs.
Le premier Don Juan est sans conteste celui de Tirso de Molina, homme d'église. Son œuvre, El Burlador de Sevilla, (entre 1620-1630) a imposé le sujet, le personnage, sa marque, son esprit : un Don Juan contre les règles de la religion, châtié par la main du Commandeur. Le mythe du sacré et celui de Don Juan sont depuis inséparables.
Du Burlador de Tirso de Molina à son dernier descendant, on parle de Don Juan. Pourquoi le Dom Juan de Molière, et d'autres Dom Juan du XVIIe siècle en France, se sont-ils distingués par ce "m"? Le dictionnaire de Littré, à propos de ce titre d'honneur, note que Dom est particulier à la langue portugaise, comme Don l'est à la langue espagnole. Mais cela ne nous éclaire ici en rien. Molière, comme ses contemporains, prête au titre espagnol l'orthographe du vieux mot français Dom, venant du latin dominus, terme de respect qui se donne encore aujourd'hui aux religieux de certains ordres.
Pourquoi le Dictionnaire de Don Juan ? Près de 3000 auteurs se sont intéressés à lui ! C'est donc naturellement que cela a pris la forme d'une liste, d'un catalogue et finalement d'un dictionnaire.
Publier un Dictionnaire de Don Juan m'a semblé indispensable pour bien servir ce mythe aux facettes multiples. Quand on traite, en effet, ce sujet de manière classique, on s'en tient aux œuvres reconnues, on ne s'intéresse pas aux œuvres plus récentes, plus tardives ; au XXe siècle par exemple, l'évolution du personnage est considérable : on évolue d'un Don Juan châtié vers un Don Juan sauvé, qui éprouve des remords et rencontre même le grand amour et la foi. Don Juan, chez certains auteurs, connait une conversion brutale et passe de l'état de pêcheur à celui repenti.
Ce dictionnaire date de 1999, il faudrait le reprendre, il y a certainement des ajouts à faire ; un exemple : l'année dernière, Frédéric Tristan a publié un essai important sur Don Juan le révolté, un mythe contemporain. Si nous faisions une nouvelle version, il y aurait sa place.
Les extraits « audio » proposés:
- Le "Don Juan, adaptation Brecht d'après Molière", mis en scène par Jean Michel Vier avec La Compagnie Liba Théâtre, se joue actuellement à Paris au théâtre de l'Œuvre.
libatheatre@wanadoo.fr
Interprétation : Pierre Val : Don Juan ; Sylvain Katan : Sganarelle.
Le "Dom Juan ou le Festin de Pierre", mis en scène par Daniel Mesguich, provient du DVD réalisé au théâtre du Gymnase à Marseille en 2003 par la Copat.
La Copat (Coopérative de production audiovisuelle théâtrale) est un important regroupement de théâtres de l'espace francophone :
www.copat.fr
tél.01 40 39 55 57.
Interprétation:
- Daniel Mesguich: Dom Juan ; Anne Cressent: Elvire ; Christian Hecq: Sganarelle
Écoutez la suite sur Canal Académies :
- Don Juan : à la source du mythe littéraire, avec Florence Delay, de l’Académie française (2/5)
- Florence Delay : Don Juan pourrait-il être aimable ou sincèrement aimé ? (3/5)
- Don Juan au cinéma, dialogue entre Jean Tulard et Françoise Thibaut, membre et correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques (4/5)
- Don Giovanni : « L’affaire dont il s’agit est d’importance » (Leporello, Acte 1, Scène IV) (5/5)
Et approfondissez le sujet :
- Avec l'oeuvre de François Rachline : Le pari de Don Juan (éditions Hermann) ISBN : 978-2-7056-8087-9 .
- Avec l'ouvrage de Patrick Dandrey paru aux éditions Honoré Champion.