L’Essentiel avec... Bernard Bourgeois, de l’Académie des sciences morales et politiques
Bernard Bourgeois, normalien, agrégé de philosophie, universitaire, probablement le plus grand spécialiste français de la philosophie de Hegel, est également, entre autres responsabilités, membre du conseil d’administration de la fondation Ostad Elahi. Une fondation qui a pour objectif de favoriser la solidarité entre les hommes en développant une réflexion sur les dimensions éthiques et spirituelles de notre démarche. Bernard Bourgeois a été élu, le 2 décembre 2002, à l’Académie des sciences morales et politiques dans la section philosophie au fauteuil laissé vacant par la disparition d’Olivier Lacombe.
1- Première question de notre série l’essentiel : dans votre itinéraire professionnel, dans votre carrière, quel a été à vos yeux le moment essentiel ?
Je crois que d’une façon générale si des évènements peuvent être à l’origine d’un retournement voir même d’une conversion, par exemple dans une carrière, ils ne le sont jamais directement mais toujours à travers la réaction de l’homme à ces évènements. Puisque les choses n’agissent pas sur l’homme comme une cause produisant un effet mais comme une stimulation qui induit une réaction, laquelle induit toujours un moment d’initiative ou de nouveauté. Je crois que ce qui peut modifier une carrière, c’est une décision. Dans mon cas la décision qui a infléchi ma carrière a été celle de me résoudre à concilier la démarche philosophique, du côté du sujet, et l’intérêt pour le monde dans ses aspects les plus concrets. Cette réconciliation de la philosophie et de la vie j’en ai vu une illustration exemplaire chez celui qui a été mon philosophe de prédilection : Hegel. J’ai essayé à mon tour de réfléchir sans jamais perdre de vue que la philosophie est orientée vers la détermination, l’élévation de l’existence et de la vie. S’il y a un philosophe dont l'actualité suscite la curiosité, c'est déjà un signe qu’il est peut être toujours actuel. Ce philosophe c’est Hegel. Je considère qu’en deux cents ans le monde (en ses aspects d’abord objectifs : réalité sociale, technique, politique) le monde donc peut être encore pensé à travers les catégories hégéliennes. Hegel m’a permis de mieux réaliser ce qui était au fond le projet de tout philosophe : philosopher mais toujours en prise sur le monde dans lequel on vit.
2-Que vous parait-il essentiel de dire sur votre domaine d’activité à savoir la philo et l’enseignement de la philo ?
J’ai fait mon premier cours au lycée avant mon service militaire en 1954 et j’ai fait mon dernier cours à la Sorbonne à paris I en 1999. La philosophie a cette particularité que sa pratique et sa réalité même en tant qu’objet d’enseignement sont la même chose. Il y a une unité profonde entre la recherche philosophique et l’enseignement de la philosophie. Cela ne veut pas dire que le professeur de philosophie doit enseigner sa philosophie et de ce point de vue je m'appuie sur la remarque de Bergson qui disait qu'il ne faut pas enseigner ce sur quoi on travaille en tant que philosophe chercheur. Il faut faire un rapide bilan de la situation actuelle en philosophie. Je vais être très bref. L’exercice philosophique de notre époque, aussi bien envisagé dans son contenu que dans sa forme, me semble être aujourd’hui essentiellement un discours sur les phénomènes, et en même temps un discours phénoménal sur les phénomènes. Cela signifie que les exigences de la rhétorique philosophique classique (l’exigence d’une argumentation rigoureuse) me semblent moins respectées. La philosophie aujourd’hui est trop proche de la vie pour pouvoir la fonder et la juger. La claire conscience que notre saisie de l’être est une saisie médiatisée ne doit pas faire oublier que l’autorité qui nous permet de juger a été trop négligée. Ne pas oublier l’être qui est le juge suprême. Ne pas oublier l’être à travers le phénomène.
3- Nous allons élargir les perspectives à votre regard sur l’évolution du monde en général et de notre société en particulier. Quelle est l’idée essentielle que vous aimeriez faire passer à ce propos ?
Nous parlons de la situation actuelle. C’est un truisme de dire que c’est la mondialisation avec ses deux aspects. Le moi est pris de plus en plus directement dans le monde tout entier. Il n’est plus simplement livré à son milieu local, national. L’homme est pris dans le monde dans sa globalité. A côté de cela il y a dans le domaine idéel, ou idéal, le phénomène de la présence immédiate du monde tout entier dans chaque esprit humain. L’emprise du monde sur l’individu c’est le développement de la communication au sens du commerce, le plus abstrait : la finance. L’autre aspect, l’aspect idéel, c’est ce qui est médiatisé par l’invention, la pratique, le développement de l’ordinateur. En un sens je suis pris dans un monde et je ne suis plus maître de mon destin parce que ce qui a emprise sur moi est trop loin de moi. Est-ce que le monde est à moi parce qu’il est en moi ? Il est à moi immédiatement sans que je puisse la maîtriser. Il y a un faux remède. On a cru que l’on pouvait réconcilier la mondialisation de l’existence, l’omniprésence du monde et l’affirmation de la liberté de l’homme en donnant une volonté au monde. Je m’explique : la mondialisation est socioéconomique et elle culmine dans cette unification du monde à savoir l’unification financière mais la finance en son abstraction est très difficile à appréhender, à maîtriser. L’évolution du commerce est ponctuée de crises. C’est le règne du destin, de ce qui ne peut pas être repris par une volonté.
Pour juguler cette mondialisation il faut constituer à la même échelle un pouvoir politique unifié. Seule une mondialisation politique peut maîtriser la mondialisation déficitaire.
4- Quel est, selon vous, la plus grande hypocrisie de notre temps ?
Il y a un an j’avais dit dans une conférence de Sorbonne que toutes les cultures ne se valaient pas. Mais j’avais mis en exergue juste avant la proposition suivante : Tous les hommes se valent, tous les groupes humains se valent. L’ homme en, toutes ses potentialités, a le pouvoir de se dépasser pour s’élever à ce qu’il veut être, et doit être, en tendant vers liberté. Mais toutes les cultures ne se valent pas.
5- Bernard Bourgeois quel est l’évènement de ces dernières années, ou la tendance apparue ces dernières années qui vous laisse le plus d’espoir ?
Kant disait que le fait qui était le plus significatif c’est que tous les peuples avaient réagi devant le spectacle de la révolution française avec une grande sympathie pour son objectif : l’affirmation par l’homme de sa liberté et donc de ses droits.
Les révolutions arabes, actuellement, me semblent montrer la faculté des hommes dans quelque climat "civilisationnel" dans lequel ils vivent, qui peut être négatif c’est d'ailleurs pourquoi il y a des révolutions culturelles, à vouloir aller aller au-delà de sa culture. L’homme se sent supérieur à sa culture. L’homme est le porteur de sa culture. Il est au-delà d’elle parce qu’il est en deçà d’elle. Une culture vaut d’autant plus qu’elle permet à ses adeptes de se libérer de tout et d’abord d’elle-même.
6- Quel a été le plus grand échec de votre vie et comment l’avez-vous surmonté ou avez-vous tenté de le surmonter ? Bien entendu c’est une question intimement personnelle, vous avez donc le droit d’utiliser un joker.
Question non traitée.( manque de temps).
7- Quel est aujourd’hui Bernard Bourgeoisvotre motivation essentielle dans la vie ?
Je viens de vous dire je n’aime pas le narcissisme. Il est très difficile de dire quels sont les motifs qui nous conduisent. Il est plus facile, et c’est plus important, de définir les motifs qui devraient nous mobiliser et nous animer.
C’est une façon de fuir là! Je voudrais une confession.
Dis moi quelle norme tu choisis et je te dirais qui tu es. La motivation à mes yeux qu’il faut choisir est celle qui nous permet d'éprouver le respect de soi-même en respectant les autres. C’est l’action qui nous permet de nous affirmer comme libres en nous permettant de nous respecter. En libérant les autres, nous les respectons. A travers Les dimensions de l’existence en lesquelles la liberté a une manière particulière de s’exprimer. Par exemple dans le domaine de la vie sociale qu’est qui est premier ? Affirmer ses droits, la libre initiative ? Et en second lieu, affirmer ses devoirs, la solidarité ? Dans la vie politique c’est le contraire : la base c’est d’affirmer et de remplir ses devoirs et deuxièmement de revendiquer ses droits. Les deux ingrédients sont les mêmes mais le rapport est sensiblement différent. C’est pourquoi j’estime qu’il ne faut pas mélanger le politique et le social. Notre époque le fait, la preuve : le mot citoyen désigne un sujet et devient maintenant un adjectif, qu’on accole à n’importe quel geste social, nous parlons d'école citoyenne. Il faut maintenir à chaque ordre de l’existence, les formes qui lui sont propres, dans lesquelles la liberté, à chaque fois, s’affirme. Donc ne pas mépriser la spécificité de l’affirmation de la liberté. Alors vous allez me dire : vous faites éclater l’individu, il va être dans la vie sociale ainsi… Pas du tout, il faut essayer d’articuler entre eux, et de hiérarchiser, ces aspects et évidemment il y a là un choix que chacun doit faire. Certains considèrent comme plus fondamental la vie sociale, d’autres la vie politique, c’est le choix de chacun. Ce que je veux dire c’est que l’affirmation de la liberté, la motivation par la conscience de soi et des autres, comme être libre, doit toujours se donner un contenu spécifique en fonction de son domaine d’activité. Je suis partisan d’une énigme soucieuse de l’objectivité, des actes, des opérations et de leur condition d’effectivité. Et ça ne veut pas dire que la dimension subjective de la pratique doit être oubliée. Mais il faut s’efforcer d’être le plus universel possible. Toute ma vocation à être un philosophe, et pleinement un homme, consiste à réconcilier l’affirmation de la subjectivité et de l’objectivité de l’existence.
En savoir plus :
- Retrouvez les autres émissions de la série "L'essentiel avec...", présentée par Jacques Paugam.
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