L’Essentiel avec... Chantal Delsol, de l’Académie des sciences morales et politiques
La philosophe, historienne, romancière et académicienne Chantal Delsol, fondatrice de l’Institut de recherche Hannah Arendt, éditorialiste au Figaro, ne fait mystère ni de sa foi catholique ni de ses convictions politiques puisqu’elle se définit comme une « libérale néo-conservatrice » et une « non-conformiste de droite ».
1 - Dans votre itinéraire, votre carrière, quel a été à vos yeux le moment essentiel ?
- « Vous savez, ma carrière est courte puisque j'ai commencé à quarante ans ; comme j'aime beaucoup les commencements, je dirais que ça a été le moment où nous avons créé, à plusieurs, un département de sciences politiques et de philosophie à l'université Paris-Est. Cela a constitué pour moi plusieurs années de création, d'échanges avec l'étranger ; on a essayé de faire un très grand nombre de choses originales, un projet très international, cela a été un moment exaltant. »
Oublieuse ou modeste, Chantal Delsol omet de mentionner qu'elle est probablement une des membres de l'Institut la plus souvent primée par une Académie, puisqu'elle a été récompensée à deux reprises par l'Académie des sciences morales et politiques et a même reçu le grand prix de l'Académie française en 2001.
2 - Dans le domaine d’activité qui est le vôtre, qu’est-ce qui vous paraît essentiel à dire ?
- « Nous avons beaucoup de chance, parce que c'est un métier très diversifié, très pluriel, qui nous permet de choisir. Ce qui est formidable c'est de pouvoir travailler à plusieurs, c'est ce travail, ces échanges avec les étudiants, avec les thésards comme avec les masters. J'aime aussi beaucoup ce que je fais aux éditions du Cerf et au Collège des Bernardins. »
Sur ses rapports avec l'intelligentsia de gauche ?
- « Il y avait un véritable terrorisme intellectuel de la part de la gauche dans les années 1960 et 1970, où l'on vous traitait de fasciste dès que vous parliez des goulags. Il y a plus de liberté de penser aujourd'hui, mais il reste quelques règles à respecter. Les intellectuels de droite ne peuvent pas se permettre tout ce que les autres peuvent se permettre, il faut que leur conduite soit plus impeccable que celle des autres car tout leur est pris à charge. »
Sur Aristote ?
- « J’ai été marquée par Aristote parce que j’ai vécu à une époque où l'on était plongés dans l’irréalisme et les idéologies ; Aristote est un philosophe empirique, c’est quelqu’un qui part de l’existence, de la réalité, de la finitude humaine, et qui tisse son monde autour de cela. Comme nous vivions dans les années 1970 dans un monde complètement idéologique, une telle philosophie constituait un secours ».
3 - Dans notre société aujourd’hui, qu’est-ce qui vous paraît essentiel à dire ?
- « Ce qui me frappe le plus, c'est la désocialisation. Le fait que les gens ne parviennent plus à demeurer ensemble, et qui s'exprime aussi bien par l'effacement d'une partie de la décence commune que par la propagation des phénomènes de solitude.
On tient tellement à notre liberté totale que l'on est prêt à tout casser pour la conserver, y compris nos relations avec autrui. On s'attire d'autres malheurs, mais on ne veut tellement pas revenir à ceux que causait la communauté qu'on préfère les nouveaux malheurs aux anciens. Je trouve terrible toute cette solitude. »
Sur la remise en cause du millénarisme ?
- « Je crois qu'il y a un essoufflement énorme de l'idée de progrès, auquel plus grand monde ne croit. C'est un changement profond. On a remplacé l'attente du salut spirituel par le progrès temporel, et aujourd'hui on ne croit même plus au progrès temporel. On revient à une conception d'éternel retour, on n'a plus de temps fléché, et l'idée de salut est remplacée par l'idée de destin. On y perd une part de notre liberté ; et c'est tout un pan de la démocratie qui s'effondre avec. »
Sur la médiacratie ?
- « Ce qui est terrifiant, c'est que le journalisme n'est jamais puni. C'est le seul pouvoir qui soit sans contre-pouvoir. Il m'est arrivé de lire des choses sur moi qui étaient entièrement fausses, du début à la fin. »
4 - La plus grande hypocrisie de notre temps ?
- « La réponse est liée à la précédente : c'est de laisser croire aux gens qu'on peut avoir toute liberté de faire absolument ce qu'on veut sans tenir compte des autres, et que tout va bien tant qu'on respecte les lois de l'État. »
- « Autrefois on protégeait les institutions des individus ; aujourd'hui on protège les individus des institutions, quitte à détruire les institutions. Je ne dis pas qu'il faut sacrifier la vérité et les individus sur l'autel de l'institution, qui n'est pas une finalité, mais l'inverse est tout aussi dangereux. »
Sur l'Église et les réactions de Benoît XVI aux scandales pédophiles ?
- « Je serais capable de quitter l’Église si certaines choses qui me semblent essentielles n’étaient pas faites ; je ne supporterais pas n’importe quoi. J’attends de pied ferme que les gens soient punis, soient écartés, qu’on les sorte de l’Église et qu’on les envoie à la retraite. »
5 - L’événement ou la tendance de ces dernières années qui vous laisse le plus d’espoir ?
Chantal Delsol se dit très inquiète sur la destinée de la culture occidentale. « Elle a mauvaise conscience, cette culture. Elle a peur de son ombre, peur de se dire, peur de son identité, elle voudrait à la limite ne pas exister ».
Ce qui la rassure sur ce point ? « Le fait que l’Amérique existe. Vous avez là une culture occidentale, qui est par rapport à nous assez sauvage, assez primitive dans le bon sens du terme, simple, mais qui a conservé des critères et des références solides – certes parfois caricaturaux, enfantins, puérils – mais c’est un point d’accroche qui peut conserver un certain nombre de nos critères ».
Pour Chantal Delsol, la frontière est bien plus béante entre le monothéisme et la sagesse orientale qu'entre le christianisme et l'islam. La culture typiquement orientale du présent, de l'instant, dans laquelle l'individu et le moi se dissolvent, est étrangère à la mentalité occidentale et menace notre conception de la démocratie et de la liberté.
Pour autant elle considère la mondialisation comme une chance ; c'est contre l'ingérence culturelle qu'elle s'inscrit en faux.
6 - Quel a été le plus grand échec de votre vie et comment avez-vous tenté de le surmonter ?
Jacques Paugam laisse toujours le choix à son invité : Chantal Delsol préfère décliner la question.
7 - Aujourd’hui, quelle est votre motivation essentielle dans la vie ?
- « Ce qui me passionne c'est la participation à la vie intellectuelle, et plus profondément de pouvoir dire ce que je pense et défendre mes convictions. C'est dommage de voir monter derrière nous des générations de jeunes gens qui non seulement n'ont plus d'idéologie, mais qui ne savent plus bien quel genre de convictions ils ont. Ils ont peur de savoir, de décréter ce qui est vrai. Peut-être ont-ils des problèmes que nous n'avions pas ; nous avons quand même été des générations gâtées. »
En savoir plus :
Chantal Delsol est membre de l’Académie des sciences morales et politiques depuis le 18 juin 2007, élue au fauteuil précédemment occupé par Roger Arnaldez. Elle est philosophe, professeur et auteur de multiples ouvrages savants sur la politique, la justice, la République, l’Europe, la démocratie, bref sur tous les domaines qui se croisent au carrefour de la philosophie, des sciences politiques et de la sociologie des mentalités.
Chantal Delsol à l'Académie des Sciences morales et politiques
Retrouvez :
- Une émission avec Chantal Delsol consacrée à son roman L'expédition Janus
- Une autre émission sur son ouvrage Qu'est-ce l'homme ?
- L'hommage de Chantal Delsol à la philosophe Simone Weil