L’Essentiel avec... Jean Delumeau, membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres
Entretien avec l’un des spécialistes les plus renommés de l’Histoire religieuse, Jean Delumeau, élu à l’Académie des inscriptions et belles-lettres le 26 février 1988, à la suite de Georges Dumézil et qui a tenu au Collège de France la chaire d’Histoire des mentalités religieuses dans l’Occident moderne.
1 - Dans votre itinéraire, votre carrière, quel a été à vos yeux le moment essentiel ?
- « Incontestablement mon élection au Collège de France en 1974, avec le début de mon cours l'année suivante. Mais j'ajouterai aussitôt que mon élection à l'Académie des inscriptions et belles-lettres était dans la logique de cette première élection, de sorte que, dans mon souvenir, elles se rejoignent.
L'enseignement donné au Collège de France, créé par François 1er, n'est pas celui d'une université ; on n'y délivre aucun diplôme. Pour les cours, on est auditeur, vient qui veut, en toute liberté et gratuité. Pour les séminaires, il convient qu'il y ait seulement une trentaine de personnes, pas 300 ! Le public que j'avais, comme celui de la plupart de mes collègues, est constitué de gens très fidèles qui veulent continuer à se cultiver. Il y a peu d'étudiants qui ont leurs examens à préparer.
Nous enseignons la recherche, l'Histoire en train de se faire, ce qui ne correspond pas à leurs programmes. Les sujets ne sont donc pas ceux des universités. Par exemple, mon histoire de la peur, suivie d'une histoire du sentiment de sécurité, puis d'une histoire de l'espérance, ne peut pas faire l'objet de cours universités. Seul le Collège peut délivrer un tel enseignement. C'est pourquoi, après avoir été à l'université de Rennes, le grand moment a été pour moi le Collège de France. »
Les sujets de recherche de Jean Delumeau sont certes des sujets d'érudition mais aptes à toucher un large public. Notre invité avoue ne pas avoir eu de sentiment de coupure entre une certaine élite intellectuelle et les aspirations du « grand public ». Il admet néanmoins que, si on ne lit pas ses livres comme des romans policiers, le genre d'enquêtes historiques qu'il propose dans ses ouvrages rencontre une audience certaine.
Les trois auteurs qui l'ont marqué : Bloch, Braudel et Ariès
Jean Delumeau raconte qu'étant élève à l'École Normale Supérieure, il a lu un livre qui lui a paru « extraordinaire » : la Société féodale de Marc Bloch :
« Ce livre a déclenché mes principaux intérêts historiques ; j'avais déjà décidé de faire une agrégation d'histoire mais la lecture de ce livre m'a ouvert des horizons parce qu'il prenait l'histoire d'une manière peu habituelle à l'époque. Il éclairait les mentalités. Qu'est-ce qui constituait le substrat de la vie quotidienne à l'époque médiévale ? Il faisait appel à toutes sortes de sources. Cet éclairage multiple m'a fasciné. Marc Bloch voyait les choses avec un regard d'avance ».
L'autre livre c'est La Méditerranée de Fernand Braudel. Jean Delumeau explique : « Il n'a pas été mon patron de thèse (sur Rome au XVIe siècle) parce qu'à l'époque les professeurs au Collège de France ne pouvaient pas l'être. Néanmoins je lui rendais compte régulièrement de mon travail et il a fait partie de mon jury de thèse. Même si l'homme Braudel est parfois discuté, je maintiens que ce livre est un chef-d'œuvre et je considère qu'il reste l'un des plus grands historiens du XXe siècle ».
Enfin, il évoque un troisième historien influent sur son parcours : Philippe Ariès, qui se qualifiait lui-même d'« historien du dimanche ». « Son livre (1960) sur l'enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime m'a séduit parce qu'il traitait pour la première fois d'un sujet qui n'avait jamais été abordé par les historiens et, comme les autres, avec un luxe de documents extraordinaire. Par la suite, j'ai adopté la même méthode : prendre un sujet qui n'avait pas été abordé (la peur par exemple) et le faire découvrir par de multiples sources ».
2 - Dans le domaine d'activité qui est le vôtre, qu'est-ce qui vous paraît essentiel à dire ?
« Je me réjouis que, grâce à ces maîtres et à d'autres, l'histoire se porte bien en France. Il y a une tradition qui, en gros, remonte à Voltaire (Le Siècle de Louis XIV), d'une histoire écrite dans un style lisible. Je n'aime pas que l'on jargonne et les maîtres n'ont jamais jargonné. Et il existe un large public pour l'histoire. Je veux, tant que je le peux, continuer à exercer ce métier d'historien ».
« Je crois que nous rendons service à la nation mais aussi à tous les hommes par notre travail d'historien. J'essaie de parler à mes lecteurs. Je conçois mon écriture comme un dialogue avec eux.
Tout est mémoire commune, non seulement celle de l'Hexagone mais aussi celle des pays où nous avons été présents. Nous avons des racines communes. Et nous contribuons à la réussite de la mondialisation ».
Sa vision de l'Histoire
Notre invité évoque ensuite sa vision de l'Histoire : force lui est de constater que les guerres, qui ont existé tout au long de l'Histoire, sont de plus en plus sanglantes. Mais d'autre part, il constate que le mal n'est pas seul à exister ni dans l'Histoire ni dans l'homme. Il s'élève contre cette vision pessimiste :
« Nous avons tout de même construit de belles civilisations, de belles œuvres d'art, il faut continuer cette marche en avant, en éliminant ce qui la contrarie. Elle doit continuer et l'Histoire justement nous permet de mesurer tout le chemin parcouru ». Il pense que la modernité puise ses racines dans le christianisme, sans tout ramener au christianisme bien sûr. Celui-ci est à l'origine des droits de l'homme. Dans les pays de passé chrétien, la femme acquiert une liberté qu'elle a moins ailleurs et la science moderne a pu s'épanouir.
Actuellement, il travaille à une histoire du Paradis, préparant un quatrième volume qui s'ajoutera aux trois premiers mais sera davantage une conversation familière sur ce thème :
« C'est important parce que nous sommes en demande de paradis, terrestres bien sûr, fiscaux quelquefois ! mais surtout en demande d'au-delà. Même si la préoccupation de l'au-delà n'est pas aussi prégnante chez nos contemporains qu'elle l'était au XVIe siècle, ils restent néanmoins préoccupés par le sens de la vie et de la mort, qui aboutit forcément à un questionnement sur l'au-delà ».
Jean Delumeau commente cet effondrement d'une grande espérance : le progrès de l'humanité. Certes, il y a eu amélioration du niveau de vie (pour certains pays) mais amélioration morale ? C'est moins évident !
3 - Dans notre société aujourd'hui, qu'est-ce qui vous parait essentiel à dire ?
- « Au niveau français, je ne cache pas que je suis chauvin ! » avoue-t-il. Je crois profondément que notre pays est le plus beau du monde (mais il admet qu'il en existe d'autres).
- « Au niveau européen, je constate qu'il existe véritablement une civilisation européenne. Michelet la caractérisait par trois figures : Colomb, Copernic, et Luther. L'espace culturel européen est une réalité que l'on peut voir quotidiennement mais qu'il faudra un jour traduire par une unité politique qui n'est pas encore établie ».
Il aspire à une Europe « audible » par le monde, qui travaille pour le bien de l'humanité et la paix.
4 - la plus grande hypocrisie de notre temps ?
Notre invité, un brin embarrassé par cette question, a regardé la définition du mot dans le dictionnaire : le jeu de l'acteur qui prend la peau d'un autre ! Puis le mot a pris le sens de celui qui simule des attitudes religieuses.
« À notre époque », constate Jean Delumeau, « nous tous Français sommes hypocrites : nous proclamons les droits de l'homme mais nous n'hésitons pas à négocier avec des pays qui sont encore loin de les respecter ». Puis l'historien de la Renaissance qu'il est fait référence à Calvin et à son écrit Excuses à messieurs les nicodémites (des protestants de cœur qui n'osaient pas s'affirmer comme tels et continuaient à aller au culte catholique). « Mais Calvin est peut-être allé trop vite en besogne, en ce sens que beaucoup de gens au XVIe restaient tiraillés entre les deux religions. Il ne faut pas trop vite leur jeter la pierre ». Conclusion de l'historien : « Il serait bon qu'il y ait une histoire de l'hypocrisie ! » Avis aux jeunes, et une histoire du rigorisme aussi !
Il parle ensuite de l'Église catholique, du Pape, de la culture du silence, de la gouvernance de l'Église et des changements auxquels les fidèles aspirent.
5 - L'événement ou la tendance de ces dernières années qui vous laisse le plus d'espoir ?
- « La mondialisation est en marche avec des objectifs que nous approuvons : désarmement, lutte contre un capitalisme égoïste, demande de justice sociale et de paix plus à portée de main qu'elle ne l'a jamais été. L'idée de gouvernance mondiale fait son chemin, même si elle exige des sacrifices individuels et collectifs. Il faut travailler à ces objectifs ».
Et la peur ? Quels points communs entre les peurs du XIVe siècle et celles d'aujourd'hui ?
Son livre La peur en Occident (1978) portait pour sous-titre « une citadelle assiégée ». C'est de l'Église qu'il s'agit car elle s'est vécue comme assiégée par des guerres, le Grand Schisme, l'avance des Turcs, les ennemis de l'intérieur (la grande chasse aux sorcières, c'est au moment de la Renaissance). Actuellement, cette multiplicité de dangers qui nous assiègent risque de provoquer un repli de chaque nation sur elle-même.
Et notre invité d'expliquer aussi la notion de millénarisme, qui imprégnait d'ailleurs les premiers Américains... les socialistes fondateurs aussi qui croyaient que le paradis devait venir sur terre...
6 - Quel a été le plus grand échec de votre vie et comment avez-vous tenté de le surmonter ?
Notre invité se remémore d'abord que la mort est toujours un échec... il a vécu celle de son épouse, atteinte de la maladie de Parkinson. Témoignage personnel émouvant, sur ce deuil, ce vide, mais en même temps, sur le courage de ne pas baisser les bras, de continuer à travailler (il rédigeait à ce moment-là son Que reste-t-il du paradis ?). Puis il explique l'une des croyances les plus réconfortantes qui l'a aidé à surmonter cette épreuve : la communion des saints, notion certainement oubliée et mal comprise actuellement. Les morts et les vivants ne sont pas séparés, ils continuent mystérieusement à être en relation les uns aux autres et donc à s'épauler entre eux. Et lui, il éprouve fortement ce « lien de cœur ».
Ceci est au centre de la croyance chrétienne ancienne qui a refait surface aux XVIIIe et XIXe siècles. Il explique cette résurgence comme l'une des conséquences de l'Héloïse de Rousseau. La doctrine qu'on retrouve au Paradis ceux qu'on a le plus aimés sur terre est commune à tous les grands maîtres de la religion chrétienne. « Mon livre est, lui, une déconstruction du paradis visible. Car le paradis est en dehors de nos capacités humaines. Faisons confiance et acceptons le mystère ».
7- Aujourd'hui, quelle est votre motivation essentielle dans la vie ?
- « Très égoïstement, continuer à écrire car je crois que c'est une façon de bien vieillir, il faut y songer quand on a mon âge ! Conserver l'esprit alerte pour communiquer avec les autres. Et mon autre motivation : garder au maximum le contact avec ma famille, enfants, petits-enfants et arrières-petits-enfants... »
En savoir plus :
Consulter la fiche de Jean Delumeau sur le site de l'Académie
Nos autres émissions avec Jean Delumeau :
- Jean Delumeau : Le mystère Campanella
- Une histoire du paradis, utopie ou espérance ?