L’essentiel avec... Lucien Clergue, de l’Académie des beaux-arts
Lucien Clergue, l’un des deux photographes de l’Académie des beaux-arts, revient sur les aspects importants de sa vie : sa rencontre avec Picasso, son rapport aux femmes et sa ville natale Arles... entre autres.
Lucien Clergue est l'homme qui, depuis la seconde guerre mondiale a, sans doute, le plus contribué en France à la reconnaissance de la photographie comme un art. Il est le premier photographe à avoir été élu membre de l'Académie des beaux- arts, reçu sous la Coupole le 31 mai 2006. Lucien Clergue, dont l’œuvre est la plus souvent caractérisée par l'alchimie d'une rencontre mystérieuse entre la poésie, la beauté et la mort.
Dans votre itinéraire professionnel, dans votre carrière, quel a été à vos yeux, le moment essentiel ?
L.C: Sincèrement, la rencontre avec Picasso. Elle est intervenue à un moment crucial de ma vie puisque ma mère venait de décéder trois mois plus tôt. J'ai rencontré Picasso à la feria d'Arles à la sortie des arènes. Je lui ai montré ce que je faisais, -ce qui n'était pas extraordinaire- et il m'a dit « je voudrais en voir d'autres ». Et à ce moment-là, j'ai travaillé pour Picasso. J'ai abandonné toute hésitation d'orientation, il m'avait en quelque sorte sacré photographe.
Saint-John Perse m'a dit une chose formidable « ne pas faire un album d'images fortuitement assemblées mais faire œuvre d'auteur », cet aspect de classification est capital, et c'est ce que m'a confirmé plus tard Roland Barthes. Il dit « nous avons appris de Claude Lévi-Strauss que tout classement est un discours et cette idée de classement est capitale ».
En 1970, vous êtes le responsable des Rencontres Internationales de la Photographie dans Arles, un événement capital dans le monde de la photographie
L.C: Avec quelques copains, nous avons pris la direction du festival : on a gardé la structure festivalière, on l'appelait le « festival bouillabaisse » parce qu'il y avait un peu de tout et j'y ai mis un peu de photo. Ça a été la révolution totale parce qu'on s'est aperçu qu'il y avait une demande, que les gens voulaient voir. Chaque année, on mettait de plus en plus de photos jusqu'à ce que ça explose et on s'est séparé du reste du festival pour ne faire que la photographie.
Une autre date à évoquer est votre élection à l'Académie des beaux-arts, çela a marqué un tournant ?
L.C: Il faut rappeler que c'est dans cette "maison" qu’Arago a annoncé la naissance de la photographie en 1839. Pendant des décennies, on y a ignoré la photographie. Le fils est entré dans le temple avant la mère puisque le cinématographe est le fils de la photographie. C'était émouvant pour moi d'être élu, non pas par mes pairs, c'est-à-dire des photographes, mais par des peintres, des sculpteurs, des musiciens et des architectes.
Qu'est ce qui vous paraît essentiel à dire sur votre domaine d'activité, la photographie, aujourd'hui ?
L.C: Nous sommes dans une confusion. Étant membre de l'Académie, je fais partie du conseil artistique de la Casa de Velázquez, et nous devons voir des dossiers envoyés par les artistes. Cette année, on navigue un peu, plasticiens, vidéastes, photographes, ils n'arrivent pas à se définir. Je suis un peu dérouté... nous avons eu une époque où nous avions des dossiers précédés de pages de textes et si vous n'aviez pas lu ces pages de textes, vous étiez censé ne pas comprendre ce qui était là. Or je viens d'une école que Picasso a montée en me disant « si ta photo a besoin d'un texte à côté c'est qu'elle n'est pas assez forte pour se défendre toute seule ». Cette phrase est restée gravée en moi. Quand le président Mitterrand a été élu, je lui ai écrit « M. le Président, on nous a appris à lire, à écrire, on ne nous a pas appris à voir. Voilà un grand projet pour vous qui arrivez dans la politique française et ce serait formidable», il n'a rien dit, il n'a jamais répondu. Mais notre équipe des Rencontres a fait ce qu'il fallait pour commencer la photographie dans les classes maternelles.
J.P.: Elargissons les perspectives à votre regard sur l’évolution du monde en général et de notre société. Quelle est l’idée essentielle que vous aimeriez faire passer ?
L.C.: J'ai fait graver sur mon épée d'académicien une phrase de Delteil « Aujourd'hui l’œil est le prince du monde ». C'est formidable ce qui passe par l’œil, par l'image. Il ne faut pas la maîtriser ni lui mettre des barrières mais il faut savoir que c'est là que ça se passe.
J.P.: Quelle est, selon vous, la plus grande hypocrisie de notre temps ?
L.C.: La politique et, au-dessus de la politique, la démocratie. Nous ne sommes pas en démocratie, ce n'est pas vrai, on est contrôlé partout, on ne peut rien faire. La démocratie suppose le pouvoir de tous, du peuple et on est barré de tous les côtés. Je crois que sous couvert de protéger, on ne sait jamais si on a le droit de faire les choses. En tant que méditerranéen je suis très marqué par cette méditerranée et ses mythes formidables. J'ai vu, dans Arles, Oedipe aveugle conduit par Antigone. Un vieil homme aveugle s'appuyait sur l'épaule de sa petite fille qui portait une chasuble blanche. J'étaisi en plein dans cette mythologie, et devant les arcades des arènes qui évoquaient pour moi les portes de Troie. Il y a un lieu magique en Californie qui s'appelle Point Lobos, haut lieu de la photographie californienne et américaine. Je n'ai pas fait de film sur Point Lobos et je le regrette, j'ai fait un livre. Edward Weston le grand photographe, -pour moi le dieu en photographie- a énormément photographié là, ainsi que Ansel Adams. J'y ai fait des tas de photos, j'y ai vu le sexe de l'homme, de la femme, les chimères et la mort. Quand j'ai montré ces photos à Ansel Adams, il était éberlué et m'a dit « j'y vais depuis 30 ans et je n'ai jamais vu ça ». Je lui ai dit « c'est normal, je suis méditerranéen, moi j'ai mes racines qui me permettent de voir ça dans les rochers ». Or ni lui ni Weston ne voulaient faire de l’anthropomorphisme, pour eux un rocher est un rocher !
J.P.: Quel est l'évènement de ces dernières années qui vous laisse le plus d'espoir ?
L.C.: En tant que méditerranéen : voir ces révolutions arabes me donne beaucoup d'espoir, après cette hégémonie des religions et l'emprise des dictateurs ; il faut espérer que tous ces pays vont trouver une jeunesse. Il y a des mouvements profonds auxquels on ne peut pas échapper parce que ce sont vos racines, c'est en vous et à un moment donné, il y en a un chez qui ça explose plus qu'en d'autres. L'espoir est dans la jeunesse.
J.P.: Quel a été le plus grand échec de votre vie et comment avez-vous réussi à le surmonter ou tenté de le surmonter ?
L.C: A 13 ans, il y a eu deux choses formidables, d'une part ma mère m'a offert un petit appareil en bakélite, appareil photo qui était plus un jouet qu'autre chose. Mais aussi, très malade, elle me parlait de sa mort tous les soirs, elle me disait « si je meurs cette nuit, demain il faut que tu fasses ça et ça », et un soir elle m'a dit « désormais, je suis trop vieille, trop laide et trop malade pour un petit garçon de ton âge, on ne s'embrassera plus le soir avant de se coucher », c'est une chose d'une cruauté et d'une lucidité extraordinaires.
J.P.: Il y a eu un drame pour vous en matière de cinéma, c'est 68, c'est Cannes 68.
L.C: J'ai fait 17 courts métrages pour Pierre Braunberger et notamment ce « Delta de sel » qu'il a présenté pour la sélection de Cannes. Il m'a téléphoné au milieu du festival de Cannes en me disant « nous avons la palme d'or, j'ai vu tous les membres du jury, ils sont d'accord » et puis le lendemain c'était la révolution. Par compensation, le CNC nous a donné la sélection pour les oscars de Hollywood, je n'ai pas eu l'oscar mais j'ai été nominé. Cela m'a découragé, parce qu'il faut savoir que Braunberger avait dans sa poche le contrat pour un long métrage, si j'avais la palme d'or je signais le contrat. Pas de palme d'or, pas de contrat.
J.P.: Aujourd'hui, quelle est votre motivation essentielle dans la vie ?
L.C: Les femmes. C'est un privilège extraordinaire qu'une femme accepte de se déshabiller devant un homme qui est habillé et armé par cet appareil. C'est un renouvellement permanent, aucune femme n'est pareille, il faut équilibrer les formes qui nous sont offertes. Chaque femme me fait découvrir quelque chose. Il y a ce mot de Picasso qui me frappe et que je retiens : « je voudrais dire la chaise, je voudrais dire le verre ».
J.P.: Picasso disait à propos de vos photographies de nus « Les photographies de Lucien sont les carnets de croquis du bon Dieu ». A travers ces dizaines de milliers de photos de nus, qu'avez-vous voulu nous dire d'essentiel sur la femme et sur son corps ?
L.C: Chaque fois que je photographie une femme nue, je fais reculer les frontières de la mort. Ma mère était tellement malade et parfois sans énergie, que j'ai du laver son corps, donc la vision première que j'ai eue de la femme, ce ne sont pas des seins voluptueux etc, c'est un corps décharné avec la peau qui colle aux os. Et j'ai voulu effacer cela en photographiant des jeunes femmes pleines de vie avec des seins généreux . Je n'ai jamais pu faire des photos comme certains de mes confrères, de femmes beaucoup plus âgées, je ne pouvais pas.
J.P.: Il y a un vers de St John Perse qui vous a beaucoup marqué « Grand âge nous voici, prenez la mesure du corps de l'homme ». Aujourd'hui, avec votre expérience de la vie, quelle est cette mesure du corps de l'homme ?
L.C: Plus on en sait, moins on en sait, c'est ça le drame. Ce mot énigmatique de Picasso qu'il avait laissé à Pignon, son chevalet, « tant que ton tableau n'est pas raté c'est qu'il est raté ». C'est là où l'on peut méditer, il faut sans arrêt se remettre à l'ouvrage. Le mot de Stravinski est parfait « l'inspiration c'est comme les enfants, il faut la mettre tous les matins sur le pot » !
Pour en savoir plus
- Retrouvez les autres émissions de la série "L'essentiel avec...", présentée par Jacques Paugam.
- Lucien Clergue sur le site de l’Académie des beaux-arts
- La page Lucien Clergue sur le site de sa fille commissaire d’exposition Anne Clergue