L’essentiel avec ... Pierre Léna
Pierre Léna, membre de l’Académie des sciences, est l’un des scientifiques les plus brillants de sa génération. Astrophysicien de renom, il a gardé tout au long de sa prestigieuse carrière le désir d’apprendre qui l’animait déjà enfant. Sa vie est celles d’un chercheur philosophe qui a vu la beauté du monde.
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L’invité de notre série « l’Essentiel avec... » est aujourd’hui l’un des grands noms français de l’astrophysique : Pierre Léna, membre de l’académie de sciences depuis 1991. Académie au sein de laquelle il a exercé avec autant de persévérance que d’à propos de 2006 à ces dernières semaines les fonctions de délégué à l’éducation et à la formation.
Première question : Dans votre itinéraire professionnel, dans votre carrière, quel a été à vos yeux, le moment essentiel ?
- Pierre Léna : Je crois qu’il y en a eu plusieurs : les moments de l’enfance, qui sont très intenses parce que ce sont des sensations qui vont traverser toute l’existence, des émotions devant le monde physique, la lumière, la couleur, le ciel, les étoiles... Et puis plus tard des moments d’émotions professionnelles, par exemple au foyer des très grands télescopes lorsque l’on passe une nuit au Chili sur une haute montagne et que l’on attend les données avec un instrument que l’on a construit à la sueur de son front durant un certain nombre d’années.
- Jacques Paugam : Vous avez été au cœur d’un projet très important, le nouveau télescope européen justement installé au Chili. Est-ce qu’on peut dire que sur ce plan là au moins l’Europe existe, sur le plan de l’astrophysique ?
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Non seulement on peut mais on doit le dire ! Parce que ma génération a vécu l’après-guerre. Au début des années 60 quand je sortais tout juste de l’Ecole Normale Supérieure, notre sentiment était que la France scientifique n’existait quasiment plus. La guerre avait laissé des traces partout, il n’y avait plus de laboratoires.
Mais en même temps un grand mouvement, un immense espoir, est né autour de professeurs à la Sorbonne, Paul Germain par exemple, qui était alors un tout jeune professeur, et Laurent Schwarz. Un objectif se faisait presque évident pour notre génération, encore plus après le retour au pouvoir du général De Gaulle : construire une France et une Europe scientifique qui soit un jour au moins à égalité avec les Etats-Unis. C’est ce à quoi j’ai consacré une part importante de ma vie professionnelle. Avec notamment la conception puis la construction de ce grand télescope. A ma sortie de l’Ecole Normale en 1960, nous n’avions pas d’instruments ici. J’ai dû partir aux Etats Unis pour finir ma thèse. C'est seulement là-bas que j’ai pu trouver le télescope pour étudier le soleil, en Arizona. Puis je suis revenu - j’aurais pu rester là bas car les propositions ne manquaient pas - avec la perception évidente qu’il fallait faire émerger l’Europe.
J'étais dans une classe préparatoire au lycée Janson de Sailly qui était tout à fait nouvelle et où l’accent était mis sur la physique et non pas sur les mathématiques. Ce qui était absolument anormal car le concours était complètement dominé par l’ENS et l’Ecole Polytechnique entièrement consacrées aux mathématiques. Et puis le commissariat à l’énergie atomique qui venait tout juste d’être créé, a immédiatement compris que pour réaliser les ambitions nucléaires de la France, civile et bientôt militaire, cent physiciens c’était un rêve. Et donc cette classe a été ouverte pour former des physiciens français. Beaucoup de mes camarades et moi avons choisi la physique qui nous a été admirablement enseignée. Nous avons été portés par un climat qui a continué car après l’atome, ce fut l’espace. Le but était de faire exister la France spatiale.
- Jacques Paugam : De quand date précisément votre prise de conscience de l’importance clef de ces questions de formation et d’éducation ?
- De toujours. J’ai toujours été passionné par la transmission du savoir. Je pense que ça vient de mon père, qui était un homme fort intelligent et passionné par la science, qui lisait des revues, des livres, mais était autodidacte. Il n’a pas terminé ses études. Il a construit sa vie professionnelle à la force du poignet. L’instruction était ce dont il avait largement manqué. Il voulait qu’aucun de ses six enfants n’en manque. Nous avons été élevés dans un respect du savoir. Sans nous sentir non plus contraints d’apprendre.
Deuxième question : Qu’est-ce qui vous paraît essentiel à dire aujourd’hui sur votre domaine d’activité, l’astrophysique ?
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C’est une discipline tout à fait extraordinaire ! Parce qu'à la question qui nous est si souvent posée : « À quoi sert votre activité scientifique de recherche ? » on peut répondre : au nucléaire si on fait du nucléaire, à la santé si on fait de la biologie. Si on fait de l’astrophysique on va répondre : « Elle ne sert à rien, à rien d’autre qu’à découvrir l’immensité du monde, sa beauté esthétique, son fonctionnement extraordinairement subtil ». Et au-delà des émotions immédiates que procurent les récits souvent entendus comme des contes de fées sur les galaxies, les étoiles, les trous noirs, les éclipses, je dirais que l’astrophysique agrandit l’âme. Elle nous situe dans les horizons du temps et de l’espace. Une image du ciel étoilé, c’est très facile de la faire parler. Cette science qui ne sert à rien est celle qui passionne le plus tout le monde. On peut se rappeler l’histoire d’Anaximandre, qui fut condamné à l’exil par les juges d'Athènes pour avoir regardé le ciel et étudié le soleil. On considérait qu’il ne s’occupait pas de la cité, il était un mauvais citoyen qui a été banni. Et aujourd’hui on ne bannit plus les astronomes car la cité a reconnu qu’ils lui étaient précieux.
Troisième question : Élargissons notre regard à l’évolution du monde et l’évolution de notre société, quelle est l’idée essentielle que vous aimeriez faire passer à ce propos ?
- Je crois que mon propos porterait sur l’éducation car d’une part nous avons accumulé pendant le siècle écoulé une formidable quantité de savoirs avec la recherche, la science, et d’autre part ces savoirs nous brûlent les mains par moments. Et seul leur partage, en les rendant accessibles à tous, les rendra objet de fluidité sociale, d’échange, de dialogue, de compréhension. Et si nous devions construire un monde tenu par des experts et des scientifiques qui imposeraient en quelque sorte leur vision de « sachant », d’hommes et de femmes qui savent, à un peuple ignorant, je pense que nous irions vers une catastrophe politique. La science ne peut pas ignorer l’éthique.
Quatrième question : Quelle est selon vous la plus grande hypocrisie de notre temps ? Vous avez le choix !
- Hélas. Je dirais toutes celles qui conduisent à l’inégalité entre le Nord et le Sud. J’ai beaucoup voyagé. Il me semble que notre richesse du Nord n’est pas un dû. Mais que notre capacité de partage est très loin de ce que demande l’humanité partagée, la compassion, pour parler le langage bouddhiste et confucéen. Très loin. Dans les évènements récents, quand je vois que notre pays, la France, fait des contorsions pour fermer ses frontières à quelques milliers de Tunisiens alors que ce même pays qui vit dans la pauvreté, est lui capable d’accueillir plus d’une dizaine de milliers de libyens. Je pense que la générosité n’est pas où elle devrait être. Il faut dire à la jeunesse : à 18 ans vous êtes généreux, foncez dans cette direction.
- Jacques Paugam : De votre point de vue est ce que la révolution arabe vous paraît être un moment important ?
- Très important. J’étais hier avec une ancienne, et peut être future secrétaire d’état du gouvernement tunisien, et les images de la révolution arabe qu’elle nous a montrées, filmées par sa fille, transformées en une petite vidéo, sont extraordinaires car elles manifestent cela. Des jeunes qui prennent des risques, et ne sont mus ni par un goût du pouvoir, ni par la compétition, mais qui sont mus par la soif de liberté.
Cinquième question : Quel est l’événement de ces dernières années ou la tendance de ces dernières années qui vous laisse le plus d’espoir ?
- J’ai rencontré dans mes longs parcours sur l’éducation tant d’hommes et de femmes qui mettent en œuvre la solidarité. Il me semble qu’au-delà des diagnostics politiques, économiques, parfois sombres, il y a un formidable potentiel de partage dans l’humanité. La technologie (Facebook, les réseaux sociaux) est utilisée dans un but non marchand et dont les créateurs n’avaient jamais eu la moindre idée. Il y a un retournement possible. La technologie rend cela possible. C’est très porteur d’espoir et cela m’intéresse.
Sixième question : Quel a été le plus grand échec de votre vie ? et comment l’avez vu surmonté ou avez-vous tenté de le surmonter ?
- J’ai quatre enfants, une vie familiale comblée. Au bout de plus de trente ans, ma femme et moi nous sommes séparés. Je n’avais jamais imaginé que cet évènement pourrait arriver. Ce fut une période très dure. J’ai beaucoup réfléchi sur les causes, sur mes responsabilités. J’ai pu reconstruire ensuite ma vie avec quelqu’un d’autre. Nous restons une famille large, recomposée comme on dit, et heureuse. Ce que j’en tire c’est une leçon d’humilité. On n’est pas les plus forts dans la vie.
Septième et dernière question : Aujourd’hui quelle est votre motivation essentielle dans la vie ?
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A mon âge on a envie que ça dure un peu encore car on a le sentiment d’avoir beaucoup de choses à faire. J’ai envie de savourer la vie. Plus j’avance en âge, plus la vie me paraît un miracle. Dont le miracle le plus extraordinaire est sans aucun doute la naissance. Je souhaite continuer à cultiver cette chose infiniment fragile qu’est la vie et qui demeure, malgré toute la science, un mystère dans sa continuation. J’ai envie de lire, les livres s’accumulent sur ma table de travail ! Quand on regarde fonctionner l’Académie des sciences, on se dit qu’il y a une ambiance particulière ; si le monde pouvait fonctionner comme l’Académie des sciences ! Vous êtes là, tous avec un pedigree assez impressionnant, vous vous êtes battus, et parfois entre vous, pendant votre carrière, et là vous travaillez ensemble, vous vous écoutez, vous créez. Comment expliquez ce petit miracle ?
- Jacques Paugam : Confucius disait à 40 ans on construit sa vie, on se bat avec l’environnement, mais à 70 on atteint la sagesse. Et je crois que ce que vous décrivez là c’est peut être une certaine sagesse.
N’avez-vous pas envie de revenir en arrière ?
- Non pas du tout.
- Jacques Paugam : Même avec la perspective de la mort ?
- C’est la vie. La mort est inscrite dans la nature. Le seul dépassement qui à mes yeux fasse sens est celui de la résurrection chrétienne.
- Jacques Paugam : Votre expérience d’astrophysicien éclaire-t-elle votre réflexion métaphysique et par exemple, en tant qu’astrophysicien, que dites- vous des origines, du Big Bang ?
- Balayons immédiatement cette fausse question de la création du monde : l’astrophysique nous écrit une histoire inscrite dans le temps. Pour l’instant ce que nous lisons de cette histoire c’est 13,7 milliards d’années. C’est assez admirable que la science puisse la dater. L’univers a sans doute existé dans une durée (sous une forme différente ou un peu semblable) très lointaine antérieure à ce temps là. Ce n’est en rien l’instant origine au sens de l’émergence de l’être à partir du non-être. De toutes façons, je crois que l’assurance est dangereuse. Il faut cultiver le doute.
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