Pierre-Gilles de Gennes raconté par ses collaborateurs

Prix Nobel de physique 1991
Jacques PROST
Avec Jacques PROST
Membre de l'Académie des sciences

Pierre-Gilles de Gennes (1932-2007) physicien, académicien des sciences, Prix Nobel en 1991, s’est intéressé aux aimants, aux métaux supraconducteurs et aux cristaux liquides. Bien qu’au cœur de la recherche fondamentale, il accordait beaucoup d’importance aux applications pratiques de ses découvertes. Jacques Prost et Étienne Guyon, collaborateurs et amis du gentleman physicien, reviennent sur les avancées scientifiques dont Pierre-Gilles de Gennes fut à l’origine.

La première rencontre avec le gentleman physicien

Etienne Guyon se rappelera toujours de sa première rencontre avec Pierre Gilles de Gennes : « C'était en 1961, j’avais passé un après-midi avec ce jeune maître de conférence qui me proposait de faire une thèse avec lui à Orsay.
En une demi-journée au tableau, j’ai compris que c’était le scientifique de ma vie. Auparavant, j’avais passé un an à Urbana où j’avais suivi les cours sur la supraconductivité de John Bardeen, double prix Nobel ; j’ai compris beaucoup plus en une demi-journée avec Pierre-Gilles qu’en une année de cours avec John Bardeen ! »
raconte-t-il.

Jacques Prost a fait la connaissance de Pierre-Gilles de Gennes en lui exposant des résultats intéressants sur les cristaux liquides ; un thème de recherche cher à PGG. « Je lui avais envoyé une lettre où j’expliquais ce que je faisais sur deux sujets très différents. Dans sa réponse, il y soulignait toutes les erreurs... Mais la troisième partie qui concernait les cristaux liquides l’intéressait et il m’a demandé de venir l’exposer à Orsay. C'est comme ça qu'il est devenu mon parrain au CNRS ».

Pierre-Gilles de Gennes à son bureau de l’ESPCI
© ESPCI

Dans le bureau de Pierre-Gilles de Gennes est inscrit sur une affichette « Au revoir les théories, bonjour l’action » ; une formule qui résume la pensée du physicien. « Il aimait beaucoup la théorie mais c’est vrai que pour lui, le verdict expérimental était fondamental » explique Jacques Prost.
Plus qu’un leader dans ses groupes de recherches, PGG marquait la voie. Il « faisait la mode » nous dit Etienne Guyon. Il démarrait un sujet, mettait quelques outils à disposition des chercheurs qui pouvaient travailler des décennies dessus. Il rédigea les premiers papiers sur un nombre très important de sujets. Mais attention, « il n’aimait pas du tout qu’on dise de lui que c’était un touche à tout. Il a toujours été assez loin dans ses recherches pour faire germer des idées et passer le relais à d’autres » rappelle Etienne Guyon. Souvent, il s’intéressait à des interrogations rarement très compliquées, mais toujours très profondes. « C’est le cas de son papier rédigé en 2005 sur le mouvement quantique d’une dislocation. Curieusement, personne ne s’y était intéressé avant lui » se souvient Jacques Prost.
Pierre-Gilles de Gennes, qui avait eu assez peu d’élèves et influençait cependant beaucoup de personnes. « Mes élèves et les élèves de mes élèves ont continué à être marqués par cette trace de génie que laissait Pierre-Gilles sur chaque chose qu’il entreprenait » assure Etienne Guyon.


Pierre-Gilles de Gennes et le concept de percolation


Pierre-Gilles de Gennes devant son tableau rouge de l’ESPCI
© ESPCI

En 1951, Pierre-Gilles de Gennes intègre l’ENS où il rencontre trois physiciens de renom: Yves Rocard, Alfred Kastler et Pierre Aigrain. Ce dernier, féru d’expérimentations, influencera le physicien théoricien dans son fontionnement. « Pierre Aigrain avait une idée par jour. Une sur 10 était bonne, ça faisait quand même trois bonnes idées par mois. Et c’était pas mal ! » sourient nos deux invités.
Dès 1955, il développa le concept de percolation auxquels de nombreux chercheurs contribuèrent, notamment Jacques Prost et Etienne Guyon. « Pour être exact, on attribue l’invention de la percolation au mathématicien anglais J.M. Hammersley. Mais Pierre-Gilles de Gennes en a fait la découverte au même moment, indépendamment. Il a observé les petits systèmes magnétiques de petites particules d’amas. Les amas deviennent de plus en plus gros jusqu’à s’étendre jusqu’à l’infini : c’est le seuil de percolation. C’est un concept très universel, mais qui a presque été passé sous silence parce que J.M. Hammersley l’a expliqué plus simplement » nous raconte Etienne Guyon.

Les années « Orsay »

De 1961 à 1971, Pierre-Gilles de Gennes devient maître de conférences de physique des solides puis professeur à la faculté des sciences d'Orsay de l'université de Paris. Il y enseigne la mécanique quantique. En 1961, il met sur pied un groupe expérimental de quatre chercheurs pour monter un laboratoire de supraconducteur. Etienne Guyon, fraîchement recruté par Pierre-Gilles de Gennes fait partie des « mousquetaires » comme l’appelle PGG. Ils démarrent avec presque rien « une pièce vide, sans une prise de courant » précise Etienne Guyon. Et le travail se fait en commun. « Nous étions les quatre à travailler sur notre thèse, sans jamais définir le sujet de chacun d’entre nous. Six mois avant de passer devant notre jury, on s’est répartis chacun un sujet propre. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu de conflits, mais ça été très constructif » observe Etienne Guyon.

Les premiers essais de l’effet tunnel ne marchent pas. Etienne Guyon décide alors d’échanger les connaissances techniques des anglais lors d’un séminaire à Cambridge, contre les connaissances théoriques de l’équipe française. Quinze jours plus tard l’expérience réussira.

A partir de 1966, Pierre-Gilles de Gennes laisse de côté la supraconductivité pour travailler sur les cristaux liquides. Il forme le « Groupe cristaux liquides Orsay » qui fédère 7 équipes à Orsay et pour qui Jacques Prost et Etienne Guyon collaborent à l'époque. Jacques Prost se souvient : « Pour avoir travaillé sur les cristaux liquides de l’extérieur, je peux vous dire que c’était un groupe impressionnant ; quand les gens d’Harvard voyaient arriver le groupe d’Orsay, ils n’en menaient pas large, et pourtant, c’était pas des mauvais ! » A chaque congrès ils apportent de nouvelles idées, de nouvelles théories, de nouvelles expériences. La France domine la compréhension du sujet au niveau mondial sur les cristaux. Mais, et à la grande douleur de Pierre-Gilles de Gennes, la France n’a pas sur protéger ses connaissances inventions sous des brevets. « On a bien vu les Japonais prendre des notes et des photos lors d’un congrès à Bordeaux… » raconte Etienne Guyon. Et cinq ans plus tard, ce sont les Japonais qui mettent sur pied les premiers écrans à cristaux liquides. « Il faut dire qu’à l’époque en France on associait mal la recherche à l’innovation » poursuit Jacques Prost. Aujourd’hui, la recherche et les innovations technologiques sont au cœur des intérêts de l’ESPCI [].

Le Collège de France et le concept de reptation

En 1971 Pierre-Gilles de Gennes est nommé professeur au Collège de France où il occupe la chaire de physique de la matière condensée. Il s’intéresse dorénavant aux polymères (les longues molécules que l'on utilise pour fabriquer les matières plastiques) ; un domaine qu'il avait approché auparavant et qu’il reprend à bras le corps.
Très rapidement, il développe le concept de reptation pour les polymères qu'il compare à un plat de spaghettis. Si vous tirez sur une pâte, elle vient alors que la masse informe laisse supposer que les pâtes emmêlées ne se délieront pas. C'est la même chose pour les polymères. « On avait du mal à comprendre la viscosité des polymères, mais grâce à l’exemple des pâtes, il en donne une vision très facile à lire, qui donne l’essentiel des comportements dynamiques des polymères. Personne n’avait sorti cette image » résume Jacques Prost. Autre précision que PGG apporte sur les polymères : ils ne peuvent pas se traverser, tout comme les spaghettis ne peuvent pas se recouper !


Jacques Prost et Etienne Guyon (de gauche à droite) en 1988
© Marc Fermigier




Cinq ans après son entrée au Collège de France, Pierre-Gilles de Gennes prend les rennes de l’ESPCI, et cela pendant 26 ans, jusqu’en 2003 ! Il y créé les laboratoires d'hydrodynamique dirigé par Etienne Guyon, et accueille le laboratoire d'acoustique de Mathias Fink. Jacques Prost y créé le laboratoire de physico-chimie théorique.
En 1991, l’expression de la mère de Pierre-Gilles de Gennes disant de son enfant qu’il serait un futur prix Nobel se révèle vraie. Chose rare, il est le seul à recevoir le prix, là où d'habitude un prix Nobel est toujours partagé par deux ou trois chercheurs. Il récompense ses travaux « pour avoir découvert que des méthodes développées pour l'étude des phénomènes d'ordre dans les systèmes simples peuvent être généralisées à des formes plus complexes de la matière, en particulier aux cristaux liquides et aux polymères ». Certains membres de l'Académie royale des sciences de Suède le qualifient alors « d'Isaac Newton de notre temps ».

Après la remise de son prix Nobel, Pierre-Gilles de Gennes décide de s'accorder du temps pour rencontrer les lycéens et faire des conférences dans les établissements. La transmission des connaissances, du savoir, sont essentiels pour lui. « Outre ses explications scientifiques, il leur parlent à ses jeunes de ses propres erreurs, de ses incertitudes » précise Etienne Guyon.

Entrée à l’Institut Curie en 2002

La carrière de Pierre-Gilles de Gennes ne s’arrête pas là. En 2002, il rejoint l'Institut Curie où il reprend ce qu’il connait déjà : la matière molle. Mais cette fois-ci, il transpose ses connaissances à la biologie, avant de se lancer dans les neurosciences où il étudie le stockage des odeurs dans la mémoire. Il démontre que certains neurones sont nécessaires pour stocker une odeur. Jacques Prost, chercheur à l’Institut Curie ajoute à ce sujet : « En 2002 il a fait une série de cours superbes sur le fonctionnement du cerveau sans aucune équation ou presque et où les dernières publications étaient incluses. Il était incroyable ».


« C’était vraiment un amoureux passionné de la science » conclut Etienne Guyon.

Ecoutez les deux témoignages de Jacques Prost et Etienne Guyon. Et retrouvez également la voix de Pierre-Gilles de Gennes dans un extrait tiré du documentaire consacré au physicien dans la collection « Mémoire du collège de France ». Retrouvez également un extrait du JT d’Antenne 2 où Pierre-Gilles de Gennes réagissait le 10 octobre 1991 à l’annonce prochaine de sa remise de prix Nobel.




Jacques Prost, actuel directeur de l’ESPCI
© ESPCI

Jacques Prost est directeur de l’Ecole supérieure de physique et chimie industrielles (ESPCI) depuis 2003 (il a succédé à Pierre Gilles de Gennes à la direction de cette école), chercheur à l'Institut Curie. Pierre-Gilles de Gennes a été le parrain de Jacques Prost au CNRS, pour son travail sur les cristaux liquides. Il est membre de l’Académie des sciences.

Etienne Guyon est physicien, chercheur à l’ESPCI, directeur honoraire de l'École normale supérieure de Paris et directeur honoraire du Palais de la découverte. Il est un ancien élève de Pierre-Gilles de Gennes.


En savoir plus

- Pierre-Gilles de Gennes, membre de l'Académie des sciences
- Pierre-Gilles de Gennes sur Canal Académie
- Espace des sciences Pierre-Gilles de Gennes à l'ESPCI
- Fondation Pierre-Gilles de Gennes

- ESPCI, École supérieure de physique et de chimie industrielles de la ville de Paris

- Jacques Prost, membre de l'Académie des sciences
- Jacques Prost sur Canal Académie

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Bibliographie :


- Les génies de la science - N° 40 - Août-octobre 2009, Pierre-Gilles de Gennes, l'enchanteur de la physique

- Laurence Plévert, Pierre-Gilles de Gennes : Gentleman physicien, éditions Belin, 2009

- La vie et l'œuvre scientifique de Pierre-Gilles de Gennes, par Philippe Nozières et Jacques Prost, membres de l’Académie des sciences

DVD
- La mémoire du collège de France : Pierre-Gilles de Gennes
- Pierre-Gilles de Gennes/ du laser a la fermeture éclair

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