Raymond Boudon : la sociologie comme science exerce une fonction essentielle en démocratie
Raymond Boudon expose dans sa communication les principaux concepts de la sociologie et les diverses méthodes qu’elle utilise. La sociologie, qu’elle soit descriptive, qualitative ou quantitative, si elle a une ambition scientifique, obéit-elle aux mêmes principes que les sciences ? Offrant plusieurs exemples, Raymond Boudon répond à cette question majeure.
Rappelons que le texte ci-dessous n'est qu'un résumé des propos de l'intervenant. Il convient de l'écouter ici ou de lire l'intégralité de son texte pour saisir toutes les nuances de son propos.
-"Comme toutes les sciences humaines et, je présume, comme toutes les sciences, la sociologie a été depuis les origines une discipline très diverse. Mais on y distingue une tension permanente entre deux conceptions principales : celle qui nourrit l’ambition de saisir la société comme un tout et celle qui recherche plutôt l’explication de faits sociaux singuliers."
Le sociologue évoquera tour à tour quelques pères fondateurs, notamment Emile Durkheim, Max Weber, en insistant particulièrement sur la conception de Ludwig von Mises (économiste autrichien) : le singularisme méthodologique
- "Pour von Mises, le singularisme méthodologique est une condition nécessaire de toute explication scientifique. ... Si j’insiste d’entrée de jeu sur la notion du singularisme méthodologique, c’est qu’elle s’applique, non seulement à la sociologie, mais à toutes les sciences sociales. Toutes ont donné naissance à des traditions de pensée obéissant au principe du singularisme méthodologique ou à son contraire. En épousant le principe du singularisme méthodologique, les pères fondateurs de la sociologie visaient en fait à expliquer des phénomènes sociaux énigmatiques à l’aide des procédures qui sont celles de toutes les sciences".
Raymond Boudon appuie sa démonstration sur plusieurs exemples.
Puis il en vient à expliciter la sociologie descriptive avec les principes propres à cette méthode : "s’assurer que les données recueillies par le sociologue sont bien objectives. C’est le principe de la neutralité de l’observation, qui impose de décrire les faits sociaux de manière à contourner autant que possible le subjectivisme de l’observateur."
Abordant après la sociologie quantitative, l'académicien rappelle le rôle de Paul Lazarsfeld : "Lazarsfeld devait jouer un rôle majeur dans l’implantation des enquêtes par questionnaires standardisés aux Etats-Unis et en Europe et dans le développement de la tradition dite de la sociologie quantitative, que Durkheim avait illustrée avant lui. On désigne couramment par l’expression sociologie quantitative les travaux qui s’appuient soit sur des données statistiques d’origine administrative, soit sur des données recueillies à partir d’enquêtes par questionnaire. Il existe aussi bien sûr une sociologie qualitative dont les ambitions scientifiques ne sont pas moindres...
Mais je voudrais insister plutôt maintenant, en m’appuyant sur deux exemples, sur l’intérêt de la sociologie quantitative et plus spécifiquement des enquêtes quantitatives par questionnaire pour la connaissance des sociétés."
Raymond Boudon emprunte deux exemples pour illustrer son propos. Le premier à Paul Lazarsfeld, justement, qui a multiplié les enquêtes à partir des années 40 pour savoir si les médias ont réellement de l'influence sur l'opinion du public. Il en souligne tout l'intérêt ajoutant : "
Mais le livre de Lazarsfeld comporte surtout une conséquence essentielle du point de vue de la vie politique. Il jette en effet un doute légitime sur l’idée reçue selon laquelle le public serait manipulable à merci. Or cet enseignement ne me paraît toujours pas pris en compte aujourd’hui. Les mensonges habiles que certains politiques débitent avec assurance devant les caméras de télévision trahissent au contraire une confiance naïve dans les pouvoirs de la sacro-sainte communication. Le livre de Lazarsfeld peut en d’autres termes être lu aujourd’hui encore comme une critique puissante des illusions sur les pouvoirs effectifs de la com et plus généralement des médias. Le même auteur a en effet montré dans d’autres ouvrages que l’influence de la communication politique sur l’opinion obéit aux mêmes mécanismes que la communication commerciale. Mais ces études sociologiques classiques illustrent aussi un autre grand principe de la sociologie comme science, à savoir que les phénomènes sociaux sont les effets d’actions individuelles dont les causes doivent être recherchées dans les raisons qui les inspirent dans l’esprit des individus. A la suite de Max Weber et de son élève, le grand économiste, sociologue et homme d’Etat Joseph Schumpeter, ce principe est dit de l’individualisme méthodologique.
L'autre exemple fait référence à un membre de l'Académie des sciences morales et politiques : "En France, notre confrère Jean Stœtzel a joué un rôle particulièrement éminent dans l’implantation des enquêtes quantitatives, d’abord dans le cadre de l’IFOP, qu’il crée en 1938, puis dans d’autres cadres. Dans la dernière phase de sa carrière, il a beaucoup contribué à la mise en place d’enquêtes sur les valeurs conduites à l’échelle européenne. Aujourd’hui, ce type d’enquêtes s’est étendu à l’échelle mondiale. Elles me paraissent revêtir une importance particulière et représenter actuellement l’un des points forts de la sociologie française."
Raymond Boudon offre alors une explication détaillée de cette enquête sur les valeurs mondiales, enquête pilotée par l'Université du Michigan à laquelle il a largement contribué. Les données ont été collectées entre 1990 et 1993 et le questionnaire comportait 400 questions sur les valeurs.
"J’ai été frappé par le fait que les données tirées de l’enquête se caractérisent par un haut degré de convergence d’un pays à l’autre dans les réponses et dans les variations des réponses en fonction de l’âge et du niveau d’instruction. On y observe en d’autres termes des phénomènes tendanciels parallèles dans l’ensemble de ces pays".
Raymond Boudon détaille alors les conclusions auxquelles il est arrivé.
En dernière partie de son exposé, il aborde la sociologie aujourd’hui en France commençant par expliquer les relations entre sa discipline et le structuralisme : "il me paraît important de tenter d’abord d’expliquer pourquoi le structuralisme a profondément marqué cette discipline pendant une bonne vingtaine d’années, des années 1960 aux années 1980-85, et pourquoi il a, sans le vouloir, offert une cure de jouvence au marxisme"...
"Aujourd’hui, la sociologie française a pour une bonne part renoncé quant à elle aux visions globales comme celles qu’avait véhiculées le structuralisme. Elle témoigne surtout d’une grande diversité. Ce qui caractérise en effet le tout venant de la production sociologique française contemporaine, ce sont surtout des enquêtes de caractère descriptif. Elles sont parfois instructives, mais leur échelle reste le plus souvent modeste, de sorte qu’elles ne se distinguent guère de celles que pratiquent spontanément les journalistes de terrain. Finalement, la dimension la plus intéressante -sinon la plus visible- de la sociologie française contemporaine, celle qui représente un apport propre à la sociologie et la distingue franchement de l’histoire ou du journalisme est représentée à mon sens par les enquêtes quantitatives sur lesquelles je me suis appesanti. Elles ont un intérêt descriptif, mais avant tout un intérêt critique. Elles permettent de corriger les poncifs mis sur le marché par la sociologie de caractère holiste, laquelle attire en priorité les médias dès lors qu’elle témoigne d’un certain talent de plume. Ces enquêtes quantitatives rendent à l’analyse des sociétés un peu les mêmes services que ceux que le scanner rend à la médecine : elles permettent de voir ce qu’on ne voit pas à l’œil nu."
L'académicien a terminé sa communication par ce résumé :
"Pour résumer d’un mot cette communication : la sociologie est une discipline diverse, mais il existe bel et bien, comme l’ont voulu ses fondateurs, une sociologie qui s’astreint à suivre les principes de l’esprit scientifique. Cette sociologie repose sur les trois principes du singularisme méthodologique, de la neutralité de l’observation et de l’individualisme méthodologique. En termes simples : elle s’attache à expliquer des faits précisément définis, s’assure dans la mesure du possible que les explications qu’elle en propose échappent aux préjugés de l’observateur et reconnaît que les phénomènes sociaux ne sauraient avoir d’autres causes que les raisons que des individus situés dans des contextes variables ont de faire ce qu’ils font et de croire ce qu’ils croient.
Armée de ces principes, la sociologie dans sa dimension scientifique a, comme toutes les sciences, démontré sa capacité à modifier nos représentations dans le sens d’un plus grand réalisme ; elle revêt par là une fonction critique importante dans toute société démocratique. C’est la raison pour laquelle elle ne s’est a contrario jamais épanouie dans les sociétés non démocratiques".
- Lire l'intégralité du texte sur le site de l'Académie : www.asmp.fr (rubrique Actualités, dernières communications).
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