Malheureux malotru
Mon mot est une anagramme de tumoral et ne peut pas faire plaisir… Assurément, ce sont sept lettres qui forgent un mot qui commence « mal », c’est le cas de le dire, avec « malotru ». Le malotru est aujourd’hui une personne grossière, sans éducation, un goujat, un rustre, un butor (étymologiquement, un butor est un « bœuf d’eau », un échassier assez vilain dont le cri évoque le meuglement d’un taureau…), en principe, il n’a donc rien de séduisant. Et en remuant toutes ses lettres, cela s’aggrave, il donne l’adjectif construit sur le mot tumeur, tumoral.
Jusqu’au siècle de Louis XIV, un « malotru » n’était cependant pas un personnage aux façons de malappris mais quelqu’un de malheureux, qu’il soit en mauvaise santé physique ou en mauvaise santé financière, voire pauvre et malade, ce qui constitue bien sûr une alliance courante au XVIIe siècle.
C’est qu’en réalité le « malotru » est tout simplement celui qui a la malchance d’être « mal » « astru », c’est-à-dire né sous une mauvaise étoile, « male astrum ». Il a donc souvent la malchance de ne pas être en bonne santé ou d’être « miséreux » comme on le disait.
Quand la marquise de Sévigné rencontre le chevalier de Lorraine, qui n’est vraiment pas fringant, elle ne peut s’empêcher de dire qu’« il est très malotru et très languissant » et comme on garde alors en mémoire le nom de l’une des plus grandes empoisonneuses de l’histoire, Madame de Brinvilliers », elle ajoute pour achever le portrait désastreux du chevalier de Lorraine qu’« il aurait assez l’air d’être empoisonné, si Mme de Brinvilliers eût été son héritière ».
Cette lettre date du 16 juillet 1676. Ici, c’est l’aspect physique qui est concerné, mais on trouvera chez La Bruyère l’usage du mot malotru pour celui qui n’est pas né sous une bonne étoile financière : « Si le financier manque son coup, les courtisans disent de lui : ‘C’est un bourgeois, un homme de rien, un malotru’ : s’il réussit, ils lui demandent sa fille » rappelle-t-il. Évidemment, comme les miséreux sont le plus souvent des gens malheureux du peuple, on a tôt fait de les assimiler à des êtres mal élevés et grossiers, ce qui sera fait dès le XVIIIe siècle.
Vous l’avez remarqué, malotru est plutôt utilisé au masculin, triste privilège des hommes, encore que Marcel Proust rappelle « qu’il est horrible de ne pas faire ce qui se doit, de ne pas rendre une politesse, de ne pas faire ses adieux avant de partir, comme une vraie malotrue à une gouvernante d’étage ». En changeant de style, rappelez-vous, le 65e San Antonio, en 1967, comment Frédéric Dard l’avait-il intitulé ? L’Archipel des Malotrus. Quel vilaine destination !
Texte de Jean Pruvost.
Jean Pruvost est professeur des Universités à l’Université de Cergy-Pontoise. Il y enseigne la linguistique et notamment la lexicologie et la lexicographie. Il y dirige aussi un laboratoire CNRS/Université de Cergy-Pontoise (Métadif, UMR 8127) consacré aux dictionnaires et à leur histoire. Et chaque année, il organise la Journée Internationale des Dictionnaires.
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