Auguste Escoffier : le roi des cuisiniers, le cuisinier des rois
La crème Agnès Sorel ? La pêche Melba ? La crêpe Suzette ? Derrière ces trois célèbres mets, témoins de l’influence des femmes à travers l’art culinaire, se cache le nom d’un seul grand chef : Auguste Escoffier. Dans sa chronique gastronomique, Jean Vitaux retrace l’alléchant parcours de celui qui fut incontestablement la plus grande toque de son temps, premier cuisinier Officier de la Légion d’honneur et complice éternel de l’hôtellier César Ritz. Croquons donc cette chronique à belles dents car, ne l’oublions pas, "la bonne cuisine est la base du véritable bonheur" ! (A. Escoffier).
De la ferronerie... à la gastronomie
Auguste Escoffier, fils d'un maréchal-ferrant, né en 1847 à Villeneuve Loubet dans le pays niçois, voulut d'abord être ferronnier et artiste avant d'être placé à 12 ans comme marmiton au Restaurant Français à Nice. Il y apprit les recettes provençales traditionnelles et en garda l'amour de l'ail qu'il utilisa toujours mais avec parcimonie.
Il utilisa ses loisirs à lire les classiques des livres de cuisine comme ceux d'Antonin Carême et il rêvait déjà de noms de plats fastueux comme le côte de veau Orloff, qui, pour lui « était déjà tout un monde », et en créa, quand il servait comme extra dans les maisons nobles de la Côte d'Azur, tels la crème Agnès Sorel, les rougets Maréchal et les perdreaux Alexis. Puis il monta à Paris, où ses talents le firent rapidement devenir chef saucier au Petit Moulin Rouge, restaurant à la mode des Champs-Elysées, célèbre pour la qualité de sa cuisine, tenue par Ulysse Rohaut, pour ses cabinets particuliers et ses parties fines. Les librettistes d'Offenbach, Meilhac et Halevy, l'avaient décrit dans « La Vie parisienne » :
« C'est ici l'endroit redouté des mères,
L'endroit effroyables où les fils mineurs,
Font sauter l'argent gagné par leurs pères
Et rognent la dot promise à leurs soeurs. »
C'est là qu'Auguste Escoffier prit la décision de devenir un « gros bonnet », c'est à dire le chef de brigade d'un grand restaurant. Il y prit l'habitude, devenue courante de nos jours, d'être à la fois un grand chef en cuisine et de présenter ses plats en salle à ses hôtes de marque, notamment lors de l'exposition universelle de Paris en 1867. Il y prit l'habitude d'inventer de nouveaux plats et de les dédier aux convives célèbres : il servit ainsi une « salade Eugénie » en l'honneur de l'impératrice à Abd-El-Kader. Il servit ensuite l'ambassadeur d'Angleterre qui un jour lui demanda : « - Aimez vous lire ? - Autant qu'écrire. - Ecrire quoi ? - Des menus », lui répondit Escoffier non sans esprit.
Il fut mobilisé en 1870 et servit à l'Etat-Major du Maréchal Bazaine, qui s'était laissé enfermer à Metz par les Prussiens. Toujours malicieux, Escoffier n'hésita pas à servir au colonel d'Andlau du râble à la Soubise, c'est à dire avec une purée d'oignons... (le Maréchal de Soubise avait été le plus pitoyable des généraux de Louis XV, que les caricatures représentèrent cherchant son armée avec une lanterne, le soir de la bataille de Rossbach en 1757). Prisonnier sur parole en Allemagne, il y apprit la cuisson de la choucroute. Puis il revint en train à Paris, s'enfuit, à la proclamation de la commune, à Versailles où il accommoda des ortolans pour un dîner somptuaire offert par le Maréchal Mac-Mahon à Adolphe Thiers. Il regagna comme gros bonnet le Petit Moulin Rouge, où il s'affubla de la plus grande toque de cuisinier qu'il ait pu trouver, sans doute aussi pour compenser sa petite taille.
Il y prit l'habitude de composer des menus personnalisés pour ses hôtes de marque : il créa ainsi la « coupe Blanche d'Antigny » et les « noisettes (d'agneau) Cora Pearl » en l'honneur de célèbres demi-mondaines, les fraises Sarah-Bernhardt, la timbale Garibaldi ou le suprême de poulet George Sand. En 1878, jeune marié, il ouvre « Le faisan doré » à Cannes, puis travaille pour le traiteur Chevet, qui expédiait dans l'Europe entière.
La collaboration avec César Ritz
Enfin, il rencontra César Ritz, qui était le pendant en hôtellerie de ce qu'Escoffier était en cuisine. Une belle amitié et une incroyable complicité allaient faire de cette rencontre un des plus grands succès de la fin du XIX° siècle et du début du XX° siècle. Auguste Escoffier et César Ritz eurent une idée - féministe avant l'heure - qui assura leur fortune : ils pensaient en effet qu'il fallait séduire les femmes afin d'assurer leur clientèle, et leur « offrir le rêve ». Escoffier fit ainsi des menus parsemés de noms de femmes célèbres de l'époque : la comédienne Rachel, la princesse Doria, la cantatrice Adelina Patti, Louise d'Orléans, Réjane, etc... Il reçut, à partir de 1884, au Grand Hôtel de Monte Carlo (l'hiver), et à l'Hôtel National de Lucerne (l'été), puis dès 1890 au Savoy et au Carlton à Londres, tout le gratin de la société et le gotha de la noblesse, dont le prince de Galles (fils de Victoria, futur Edouard VII) et Sarah Bernhardt.
De nombreuses anecdotes subsistent de cette époque. Escoffier servit au prince de Galles, une recette de crêpes exquise qu' il proposa de lui dédier, et le futur Edouard VII de lui répondre : « pas du tout, je n'en suis pas digne. Nous donnerons à cette chose merveilleuse le nom de cette jeune personne qui est avec moi » et ainsi furent baptisées les crêpes Suzette. Une autre fois, il réussit à lui servir des cuisses de grenouille, malgré la répulsion des anglais pour ce batracien, en les lui présentant sous le nom de « cuisses de nymphe ».
Ce fut lui aussi qui inventa les pêches Melba, dédiées à une cantatrice alors célèbre, Nelly Melba, qui avait triomphé dans Lohengrin ; sa description de la recette mérite d'être citée : « des pêches tendres et mûres à point sur un lit de fine glace à la vanille et d'une purée de framboises sucrées dans une timbale d'argent entre les ailes d'un superbe cygne taillé dans un bloc de glace (par allusion au cygne de Lohengrin), recouvert d'un voile de sucre filé ».
Cuisine et diplomatie
Escoffier fut le grand successeur des grands chefs du XIX° siècle, Antonin Carême et Jules Gouffé, dont il codifia et simplifia les recettes. Il suivit en cela les prescriptions du génial César Ritz : apporter une touche de nouveauté « tout en demeurant dans le classique et les traditions de la grande cuisine française », et en n'oubliant pas ses origines provençales : il resta toute sa vie fidèle à l'huile d'olive, à l'ail et aux asperges vertes de Lauris.
Il forma aussi un grand nombre de cuisiniers, disant à la fin de sa vie : « J'ai semé deux mille cuisiniers français de par le monde ». Il détermina pour un siècle la cuisine des grands hôtels et des palaces, jusqu'à la révolution de la nouvelle cuisine en 1972. Ce fut l'ambassadeur de la cuisine française, comme il l'a dit dans une formule dont il avait le secret : « L'art de la cuisine est peut-être une des formes les plus utiles de la diplomatie». Mais l'exercice de la diplomatie au quotidien n'était pas toujours chose facile. En 1906, Il organisa un dîner pour l'empereur d'Allemagne Guillaume II sur un paquebot de l'Hambourg-Amerika Line. On raconte qu'un officier venu s'informer en cuisine de ce qu'était la mousse d'écrevisse se serait écrié : « Qu'est ce que ce mousse vient faire ici , Ach ! Ach ! Cannibalisme ». Tout s'arrangea et Guillaume II aurait dit à Escoffier : « Moi, je suis l'empereur d'Allemagne, mais vous vous êtes l'empereur des cuisiniers! », mais la phrase serait apocryphe. On raconte aussi que lors d’une autre rencontre avec le Kaiser auquel il avait servi un repas mémorable sur un yacht peu avant la guerre de 1914, Escoffier aurait fait part de son souhait d'assister au rapprochement de la France et de l'Allemagne, et que Guillaume II lui aurait dit : « c'est mon plus grand souhait ! ». Une autre tradition, plus cocardière et moins diplomatique existe : l'empereur apostrophant Auguste Escoffier : « Vous nous avez fait un déjeuner inoubliable, Monsieur Escoffier, et j'aimerais vous avoir à la tête de mes cuisines. Que me demanderiez vous ? », et Escoffier de répondre : « L'Alsace et la Lorraine, Sire ».
Tout en restant un cuisinier hors pair, et en offrant un accueil incomparable, Auguste Escoffier écrivit des livres de cuisine qui exposent sa théorie et ses recettes avec précision, comme « Le Guide Culinaire » et le « Livre des Menus ». Il n'hésita à s'inspirer des auteurs anciens, depuis Taillevent jusqu'à Carême, pour faire du neuf avec de l'ancien retaillé. Leur succès ne s'est pas démenti, et ils sont toujours réédités de nos jours. Il créa aussi une revue « Les carnets d'Epicure » et organisa dans les premières années du XX° siècle, des dîners gastronomiques qui avaient pour objet de rassembler les gourmands du monde entier, « les dîners d'Epicure » : le premier se tint en 1910 dans 37 villes du monde, rassemblant 4.000 convives autour d'un menu concocté par Escoffier, comportant notamment des oeufs de pluvier, une dodine de canard au Chambertin, un agneau de Pauillac à la bordelaise et des fraises Sarah Bernhardt. Ayant cessé ses activités au Carlton de Londres en 1920, à l'âge de 74 ans, il continua à composer des menus fastueux, comme celui du centenaire de la mort de Brillat-Savarin au Crillon en 1923 : clin d'oeil de l'histoire, le Crillon est situé place de la Concorde, ex place Royale, où Louis XVI fut guillotiné, et Brillat-Savarin contracta sa pneumonie mortelle à Saint-Denis lors de la messe anniversaire de la mort du roi le 21 janvier 1823 ! Il mourut, chargé d'honneurs, en 1935. Auguste Escoffier a bien mérité le surnom de « roi des cuisiniers et de cuisinier des rois ».
Texte de Jean Vitaux.
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Jean Vitaux est non seulement docteur en médecine et spécialiste gastro-entérologue mais aussi fin gastronome, membre de plusieurs clubs renommés, et, bien sûr, grand connaisseur de l’histoire de la gastronomie. Retrouvez toutes ses chroniques en