Avant et après la Révolution : les changements gastronomiques des Français
La Révolution française a entraîné de grands bouleversements dans la gastronomie. Climat, révoltes, manque de pain... ont considérablement changé les comportements alimentaires des Français. La chute de Robespierre, le 9 Thermidor, marqua une césure... Si les temps furent durs pour certains, d’autres s’adonnèrent aux plaisirs de la table. Jean Vitaux les évoque dans cette chronique qui mêle histoire et alimentation.
La Révolution française a entraîné des bouleversements profonds dans l'alimentation et la gastronomie des Français. La chute de Robespierre le 9 Thermidor marque la césure entre deux époques : la première fut surtout celle des restrictions et de la crainte d'une crise frumentaire, au moins pour le plus grand nombre sinon pour les élites révolutionnaires ; la seconde, après la chute de Robespierre et la fin de terreur, fut une explosion de la joie de vivre qui se manifesta notamment à table, et qui s'installa durablement malgré les dernières convulsions de la Révolution.
Les prémices de la Révolution Française furent marquées par trois années de mauvaises récoltes en 1787, 1788 et 1789, liées à un climat froid et pluvieux, détestable pour les récoltes de céréales et de blé qui constituaient la base de l'alimentation de l'Ancien Régime. Ce n'est que récemment que l'on en a identifié la cause, l'éruption volcanique en Islande du Volcan Laki, voisin de celui qui a récemment défrayé la chronique avec ses rejets de cendres volcaniques dans l'atmosphère, contraignant les avions à rester cloués au sol. Pendant 15 ans, une vaste faille volcanique s'ouvrit et déversa du magna de façon continue sur le sol sous forme de laves et dans l'air sous forme de cendres. C'est que l'on appelle en termes géologiques un Trapps, dont les plus célèbres sont géologiquement ceux du Deccan en Inde, dont les étendues de lave, épaisses de plusieurs kilomètres, couvrent quatre fois la superficie de la France, et que l'on a accusés d'être à l'origine de l'extinction des dinosaures. Dans les années 1780, cette accumulation de cendres dans l'atmosphère fut à l'origine des mauvaises récoltes en France et de la destruction des pâturages en Angleterre qui entraîna la disparition des trois-quarts du cheptel ovin.
Tout commença sous les meilleurs auspices avec les banquets fraternels où tous les habitants d'une maison mangeaient à la même table dans la rue quelle que soit leur condition. Leur organisation fut assez réussie lors de la fête de la Fédération le 14 Juillet 1790 (que commémore notre quatorze juillet), puis dégénéra, à l'origine de bacchanales et de bagarres. La jalousie s'en mêla et ces banquets furent alors organisés par les comités révolutionnaires de quartier. Un témoin nous en décrit l'ambiance pesante : « Alors, sous peine d'être suspect, de se déclarer ennemi de l'égalité, chacun vint manger en famille à côté de l'homme qu'il détestait le plus. Le riche appauvrit tant qu'il put le luxe de sa table ; le pauvre se ruina pour cacher sa misère ».
La crainte d'émeutes dues à la cherté du pain entraîna de multiples conséquences sous la Révolution. Dans la droite ligne de la politique de Louis XVI, qui avait favorisé Parmentier et la pomme de terre, la Révolution essaya de promouvoir ce tubercule pour résoudre les difficultés d'approvisionnement des villes. Ainsi Marat fit planter les espaces verts parisiens, et notamment les Tuileries, en légumes et en pommes de terre, mais Robespierre les fit arracher. Un livre paru à cette époque « La Cuisinière Révolutionnaire » vanta les mérites de la pomme de terre en en détaillant de nombreuses recettes. Mais comme dans toute modification des habitudes alimentaires, les progrès furent lents et la pomme de terre ne commença à s'installer dans notre alimentation que sous l'Empire. La majorité des recettes « du terroir » à base de pommes de terre ne datent que du XIXe siècle. Parmentier, bien imprudent, avait promis à la Convention de faire du pain avec de la fécule de pomme de terre : il n'y parvint pas, car la pomme de terre n'est pas panifiable, et cela lui valut la vindicte des Parisiens qui ne voulaient pas entendre parler de pommes de terre, et réclamaient du pain : il dut faire protéger son laboratoire par la troupe.
La République en danger eut toujours peur des réactions des foules affamées et essaya de résoudre les problèmes d'alimentation des grandes villes et notamment de Paris. Elle taxa, comme sous l'Ancien Régime pendant les crises frumentaires, le pain et les produits de première nécessité par l'édit du Maximum, avec comme résultat habituel d'organiser la pénurie, de favoriser le marché noir et la défiance des producteurs. Il fallut faire la queue de longues heures aux portes des boulangeries pour obtenir deux onces soit 60 grammes de pain pour 14 sous, d'un pain « dont les chiens de berger ne voudraient pas », alors que les revendeurs sauvages le proposaient pour vingt sous. Durant la terreur, le 1er août 1793, le comité de salut public du quartier du Gros Caillou institua des cartes de pain obligatoires pour tous les habitants du quartier avec interdiction de changer de boulanger et d'acheter un poids supérieur à la norme. Ces premières cartes de rationnement seront promises à un bel avenir !
Et pendant ce temps là, les révolutionnaires s'en donnaient à coeur joie : Robespierre dont on vante la frugalité mangea en 1793 dans la famille Jullien qui l'avait reçu à dîner : du lait, de la crème, deux pains, des légumes, de la salade huilée et vinaigrée, une poularde, un fromage et du cidre. Le même Robespierre fut traité de sybarite parce qu'il mangeait des pyramides d'oranges, fruit encore rare et paré de toutes les vertus à l'époque. Le lendemain de l'exécution de Marie Antoinette, les membres du tribunal révolutionnaire mangèrent une béchamel d'ailerons et de foie gras, une poularde fine rôtie et une douzaine de mauviettes (grives) par personne, le tout arrosé de vin de Champagne à l'hôtel Vauban. Et Cambacérès, président du comité de Salut Public et futur archichancelier de l'Empire n'hésitait pas à déclarer : « J'ai pour principe que des hommes livrés aux travaux de l'assemblée et à ceux du comité doivent être pourvus de bonne alimentation, sans quoi ils succomberaient sous le poids de leur labeur ». Charité bien ordonnée commence par soi même !
Les convulsions sociales de la Révolution précipitèrent sur le pavé de nombreux cuisiniers, privés de leurs employeurs, nobles ou membres du haut-clergé, en fuite, émigrés, guillotinés ou simplement ruinés. Certains s'exilèrent, d'autres créèrent des restaurants. Les Champs Elysées, alors non lotis, se couvrirent de guinguettes. Des restaurants de luxe ouvrirent dans Paris surtout près du Palais Royal, alors appelé « Galeries Egalité », comme Méot mais aussi Favart en 1792, Véry en 1790, à la suite de Beauvilliers qui avait ouvert avant la Révolution. Sébastien Mercier, dans son « Nouveau Paris » raconte que : « Les cuisiniers des princes, des conseillers au parlement, des cardinaux, des chanoines et des fermiers généraux, ne sont pas restés longtemps inactifs après l'émigration des imitateurs d'Apicius. Ils se sont fait restaurateurs et ont annoncé qu'ils allaient professer et pratiquer pour tout payant la science de gueule, comme dit Montaigne », le mot gastronomie ne fut en effet inventé par Berchoux qu'en 1802. Les révolutionnaires les fréquentaient assidûment. Barère, Mirabeau, Hérault de Séchelles en étaient des habitués. Le lendemain de l'exécution de Marie Antoinette, Robespierre, Saint-Just et Barrère dînèrent chez Venua (actuellement rue de Rivoli). Barras et Tallien préféraient le traiteur Ledoyen aux Champs-Élysées.
Le succès des restaurateurs fit des jaloux : ainsi Beauvilliers fut emprisonné sur dénonciation d'un ancien président du Tribunal Révolutionnaire, Naudet, qui confisqua son restaurant à son bénéfice. Beauvilliers mit plus d'un an pour récupérer son établissement.Tout était prêt pour l'explosion de joie de vivre et de gastronomie de la Révolution thermidorienne, selon le mot de Jean Tulard, qui suivit la chute de Robespierre et la fin de la Terreur, mais ceci est une autre histoire !
Texte de Jean Vitaux
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Jean Vitaux est non seulement docteur en médecine et spécialiste gastro-entérologue mais aussi fin gastronome, membre de plusieurs clubs renommés, et, bien sûr, grand connaisseur de l’histoire de la gastronomie. Retrouvez toutes ses chroniques en