L’archichancelier Cambacérès, un archi-gastronome
On dit de nos grands hommes qu’ils ont fait la France, l’archichancelier Cambacérès, lui, a fait sa réputation gastronomique. Le docteur fin gourmet Jean Vitaux revient sur la vie de cet amphitryon national qui ne cessa jamais d’occuper le devant de la "cène".
Cambacérès, né à Montpellier en 1753 et mort en 1824, fut un homme politique, qui navigua avec prudence et habileté durant toute cette période troublée. Il traversa comme Talleyrand tous les régimes politiques de l'Ancien Régime à la Révolution, au Directoire, au Consulat (il fut deuxième consul), à l'Empire et fut rétabli dans son titre de duc par Decazes en 1818 sous la Restauration. Son parcours lui valut d'être gratifié de six girouettes (alors que Talleyrand, Bonaparte et Fouché en étaient affublés de douze) dans le Dictionnaire des Girouettes paru en 1815. Lors de la campagne de diffamation de 1815, qui le contraignit à l'exil en Belgique et en Allemagne après les Cent Jours, une caricature anglaise le représenta devant la Bastille en flammes, habillé en femme suivi d'un valet portant une épée sur laquelle était embroché un poulet, et portant dans sa poche « Le cuisinier françois » et « L'Almanach des Gourmands » de Grimod de la Reynière. Même dans les caricatures, sa condition de gastronome impénitent était reconnue. Sa carrière est émaillée d'anecdotes gastronomiques.
Pendant la Terreur, Cambacérès siégeait au Comité de Salut Public, dont il était président. Il travaillait beaucoup, agissait avec diligence et prudence, ce qui lui permit de sauver sa tête, mais il fréquentait assidûment les tables de luxe du Palais royal, Méot et les Frères Provençaux notamment. On lui doit cette saillie qui prouve que cela ne lui coupait pas l'appétit : « J'ai pour principe que des hommes livrés aux travaux de l'assemblée et à ceux du comité doivent être pourvus de bonne alimentation, sans quoi ils succomberaient sous le poids de leur labeur ». Dans le même temps, cependant, le rationnement du pain noir, de qualité détestable, s'instaurait dans Paris à l'instigation du comité du Gros Caillou et on plantait des pommes de terre au Champ de Mars.
Devenu Directeur après le 9 Thermidor, il devint ensuite second consul. Bonaparte conseillait ironiquement : « Si vous êtes un petit mangeur, venez chez moi ; voulez vous manger bien et beaucoup, allez chez Cambacérès ; chez Lebrun - le troisième consul -, on jeûne ». En 1801, au Congrès de Lunéville, un incident amusant se produisit : le premier consul, ayant été informé que le courrier des dépêches servait aussi à alimenter les tables en pâté de foie gras, poulardes et jambons de Mayence, ordonna que le courrier des malles ne distribuerait désormais plus que des dépêches. Le soir même, Cambacérès demanda une audience au premier consul Bonaparte et lui dit : « Je viens vous demander une exception à l'ordre que vous avez donné au directeur des postes. Comment voulez vous qu'on se fasse des amis si l'on ne peut plus donner des mets recherchés ? Vous savez vous-même que c'est en grande partie par la table que l'on gouverne ». L’empereur se rendit à ses arguments. Cambacérès, comme Talleyrand, mêlait l'utile et l'agréable, la diplomatie et la gastronomie.
Napoléon, devenu empereur, saura s'en souvenir. L'empereur n'aimait pas rester longtemps à table ; il mangeait vite, souvent debout et coupait son vin de Chambertin d'eau. Mais, il avait compris l'importance de la table pour gouverner. Il ordonna donc à l'archichancelier Cambacérès et à son ministre des affaires étrangères Talleyrand : « Recevez à ma place et que votre table fasse honneur à la France ». Et pendant toute la durée de l'Empire, ces deux amphitryons reçurent tout ce qui comptait en France et tous les visiteurs de marque qui passaient par Paris. Ils recevaient deux fois par semaine quarante à cinquante personnes. Cambacérès était très attentif à l'heure. Il ne fallait pas être en retard chez lui pour dîner : les portes étaient fermées à 5h30 sous le Consulat, puis avec le glissement des heures de repas, à 6 heures sous l'Empire.
On raconte qu'il laissa à sa porte le prince Guillaume de Bavière, qui avait été retardé - déjà - par les encombrements de Paris. Pour l'archichancelier, la ponctualité du gastronome prévalait sur la diplomatie. Une émulation redoutable régnait entre Cambacérès et Talleyrand. Ils se volaient les cuisiniers, se disputaient les meilleurs produits qu'ils faisaient chercher à Paris et en province, et chacun essayait de rabaisser la table de l'autre. Brillat-Savarin et Grimod de la Reynière en tenaient pour Cambacérès et le cuisinier de Talleyrand, Antonin Carême, dénigrait l'archichancelier. La table de Cambacérès était abondante et fastueuse. On servait plusieurs services à la Française, tous exquis et abondants.
L'archichancelier avait une cour de gastronomes qui lui étaient très fidèles : le Marquis d'Aigrefeuille, à qui Grimod de la Reynière dédia son Almanach des Gourmands et Villevielle, célèbres par leur appétit, leur qualité gastronomique et leur art de la découpe des viandes. Ils lui restèrent fidèles après sa disgrâce en 1815. Outre ses fonctions officielles, Cambacérès était aussi dévoré par sa passion à titre privé. Il fréquentait très régulièrement les jurys gastronomiques de Grimod de la Reynière qui se réunissaient le plus souvent au célèbre restaurant de l'époque, le Rocher de Cancale. Ces jurys dégustaient des plats et des produits, donnaient des prix et assuraient la publicité des primés, ce qui entraîna des procès et leur disparition en 1812. Cambacérès, Villevieille, d'Aigrefeuille et le baron de Cussy, ci-devant marquis, préfet du Palais de l'Empire y étaient assidus. Certains des aphorismes de Grimod semblent s'appliquer tout naturellement à Cambacérès : « Un véritable gourmand ne se fait jamais attendre » et surtout « Pour un homme riche, le plus beau rôle en ce monde est celui d'amphitryon ».
Après la fin de l'Empire, l'archichancelier resta un grand gastronome, avec application mais sans le luxe des fastes de l'Empire. Ses commensaux s'étaient retirés de Paris, comme Grimod de la Reynière et le baron de Cussy. Ne jouant plus aucun rôle public, ses seuls commensaux restaient ses amis fidèles Villevielle et d'Aigrefeuille et parfois de vieux amis comme Boissy d’Anglas qui avait aussi traversé tous les régimes. Il mourut d'apoplexie à l'issue d'un repas de famille en 1824 à l'âge de 71 ans. Son oeuvre de légiste reste impressionnante, mais son appétit gastronomique nous rend proche et sympathique cet homme qui avait traversé sans encombre tous les régimes sans jamais oublier de célébrer sa passion.
Dr Jean VITAUX.
Jean Vitaux est non seulement docteur en médecine et spécialiste gastro-entérologue mais aussi fin gastronome, membre de plusieurs clubs renommés, et, bien sûr, grand connaisseur de l’histoire de la gastronomie. Historiens gourmets, ou gastronomes érudits, retrouvez toutes ses chroniques en