Science Fiction par Michel Pebereau : Drood de Dan Simmons
« Le Mystère d’Edwin Drood » est le dernier roman de Charles Dickens : une oeuvre que la mort de l’écrivain a laissée pour moitié inachevée, et à laquelle quelques auteurs, plus ou moins célèbres, ont essayé de donner une fin. Afin de raconter l’histoire véritable de ce personnage énigmatique, Drood, Dan Simmons a choisi pour narrateur un romancier à succès de la littérature populaire de l’époque, Wilkie Collins.
Dès les premières pages, l’auteur de « La pierre de lune » et de « La dame en blanc » annonce clairement son projet : « conter les cinq dernières années de la vie de Charles Dickens et l’obsession grandissante que lui inspirait, durant cette période, un homme - si l’on peut l’appeler ainsi - du nom de Drood, ainsi que l’assassinat, la mort, les cadavres, les cryptes, le mesmérisme, l’opium, les fantômes, sans oublier les rues et ruelles de ces entrailles atrabilaires de Londres que l’écrivain appelait toujours « ma Babylone » ou « le grand four ». Il précise aussi que c’est à nous seuls, lecteurs du XXIème siècle, qu’il s’adresse : « J’ai l’intention de repousser la publication de ce document d’au moins un siècle et quart après le jour de mon trépas ».
C’est Charles Dickens lui-même, explique-t-il, qui lui a raconté – à lui et à lui seul – sa rencontre avec Drood. Rien d’anormal à cela : les deux hommes ont signé ensemble quelques œuvres, et le frère de Collins est l’époux de la fille de Dickens. Le contact a eu lieu le 8 juin 1865 à l’occasion d’un déraillement de chemin de fer sur un viaduc en travaux, près de Staplehurst. Dickens, qui rejoignait Londres avec sa jeune maîtresse, sort indemne de l’accident. Alors qu’il porte secours aux victimes, il croise sur les pentes du ravin à plusieurs reprises un homme en noir, coiffé d’un haut de forme, blafard, sinistre, qui s’active auprès des mourants, et qui lui apparaît comme un véritable messager de la mort. Il l’interpelle : « A qui ai-je l’honneur, Monsieur ? ». La réponse est laconique : « Drood », avec pour adresse une énumération de sombres et misérables ruelles des quartiers Est de Londres. Dès la fin du premier chapitre, le cadre est ainsi fixé et les relations entre les deux sujets d’étude du narrateur établies.
On ne tarde pas à apprendre que celui-ci, perclus de douleurs, ne parvient à vivre et à écrire que grâce à l’absorption de doses croissantes de laudanum, voire d’opium. C’est là l’origine d’hallucinations et de délires, voire d’un dédoublement de personnalité : il rapporte quelques conversations avec son double, et confesse que celui-ci écrit une bonne partie de son œuvre.
Le cadre, c’est l’Angleterre victorienne. Le narrateur en peint un tableau assez large. Il ne se contente pas d’explorer les bas-fonds de l’East-End cher à Dickens qu’il connaît d’autant mieux qu’il y a trouvé une fumerie d’opium de qualité. Il décrit aussi la vie des bourgeois que Dickens et lui sont en fait : leurs habitudes, leurs problèmes de famille, leurs affaires de cœur, leurs rapports de caste avec ceux qui les servent. Les relations entre les deux écrivains donnent l’occasion de quelques critiques acerbes et réciproques de leurs œuvres. Collins, qui a obtenu pour certains de ses romans des tirages supérieurs à ceux de « l’inimitable », est exaspéré par la notoriété et la condescendance de celui-ci, et redoute que sa mort soit l’occasion d’obsèques qui en feront un héros national. Mais sa spécialité, c’est le roman policier : il est l’un des précurseurs du genre. Son récit est celui des enquêtes qu’il conduit sur le mystérieux Drood, sur Dickens, et sur leurs relations. On ne sait jamais si ses analyses et ses conclusions sont le fruit de ses investigations ou de ses cauchemars d’opiomane. Drood, il ne fait que l’apercevoir de très brefs instants, comme une sorte de fantôme. Et pourtant, il est convaincu de son existence : il rencontre, périodiquement, un ancien policier qui lui impute la responsabilité d’innombrables meurtres inexpliqués. Les pistes se succèdent. Drood serait-il le grand prêtre d’une secte remontant aux pharaons, détenteur des secrets d’une science occulte ? Aurait-il envoûté Dickens pour le contraindre à écrire sa biographie ? Celui-ci l’ayant déçu et fui, se serait-il rabattu sur Collins pour lui imposer cette tâche ? Dickens lui-même ne serait-il pas coupable d’un crime ? Où est passé ce jeune héritier qu’il avait pris en affection et qui a disparu ? Collins ne va-t-il pas finir lui-même par tuer Dickens et faire disparaître son cadavre, pour empêcher des funérailles nationales ? Et si l’existence de Drood n’était qu’une illusion créée par hypnose dans cet esprit manifestement paranoïaque ?
Dan Simmons a réussi un nouveau tour de force : une enquête policière sur les dernières années de Charles Dickens, de la main d’un Wilkie Collins un peu dérangé, qu’il publie à l’occasion du bicentenaire de la naissance du grand écrivain. Comme chacune de ses œuvres, cette pseudo-biographie repose sur une gigantesque documentation, qui lui confère un étonnant réalisme ; et tient le lecteur en haleine jusqu’à la dernière ligne.
Dan Simmons a acquis une célébrité mondiale dans les années 1990, avec un ouvrage de Science-Fiction : « Hyperion ». Il y imagine une civilisation stellaire, l’Hégémonie Humaine, qui contrôle un univers en expansion mais dont le pouvoir est menacé par les Intelligences Artificielles qui ne sont qu’en apparence ses alliés, et par les Extras, un peuple sans planète, qui sont, eux, des adversaires déclarés. A la manière des « Contes de Canterbury », il fait le récit du voyage de sept pélerins vers la planète Hyperion, créée par des poètes, aux confins de l’univers connu, où cohabitent une créature maléfique, le Gritche, et de mystérieux artefacts, les « tombeaux du temps », dont ces trois puissances galactiques se disputent le contrôle. Son cycle d’ « Hyperion » et d’ « Endymion » rassemble la plupart des thèmes de la science-fiction de l’époque, du « space opéra » au voyage temporel, en passant par les spéculations théologiques et le cyberpunk. Il a connu un extraordinaire succès et a marqué l’histoire du genre, comme avait pu le faire, une dizaine d’années auparavant, le cycle de « Dune » de Frank Herbert.
En même temps qu’ « Hyperion », il a publié un autre ouvrage mémorable, dans un genre différent : « L’échiquier du mal ». Là, il conte l’histoire de vampires psychiques, capables de prendre le contrôle de l’esprit de leurs victimes, et qui ont ce qu’ils appellent un « Talent » : le pouvoir de goûter le plaisir du meurtre. L’humanité est pour eux un terrain de jeu, un échiquier, sur lequel ils s’affrontent par humains interposés, en utilisant ceux-ci, du simple homme de la rue au chef d’Etat, comme des pions. Une partie de l’histoire récente est analysée comme le résultat de leurs combats, des camps de la mort aux émeutes raciales américaines ; des milieux d’Hollywood à John Lennon. L’ouvrage, structuré en trois phases, comme une partie d’échecs, - avec les ouvertures, le milieu de partie et la finale - est un étonnant thriller d’horreur et de fantastique.
Plus récemment, Dan Simmons a procédé à une mobilisation générale des dieux, des héros et des hommes de l’Iliade au service de la Science-Fiction, avec deux gros livres inoubliables : « Ilium » et « Olympos ».
« Ilium » est une réécriture de la guerre de Troie mais avec des dieux bien réels qui s’amusent des combats des hommes. Dans « Olympos », Achille et Hector se sont alliés pour attaquer les dieux dans leur citadelle martienne. Tout cela se déroule sous le regard attentif de deux intelligences artificielles férues de littérature, les « Moraves » qui surveillent les manœuvres des dieux de l’Olympe et finissent par intervenir pour aider les Héros. Sans compter, la présence, sur notre terre, dans un lointain futur, d’humains décadents qui finissent par connaître des problèmes de survie.
Et puis Dan Simmons a imaginé une vie d’espion pour Hemingway, dans « Les Forbans de Cuba ». Son avant-dernier roman, « Terreur », était un récit d’un réalisme effrayant de la désastreuse expédition de John Franklin, qui s’est perdue dans le Groenland, avec 129 hommes d’équipage, en 1845.
Il n’y a apparemment plus de limites à la capacité de cet américain né en 1948, enseignant d’origine, venu à l’écriture seulement à 40 ans, de réaliser son ambition, qui est « d’abattre les frontières entre les genres » et de proposer à ses lecteurs, dans ses récits, une redécouverte des thèmes et des auteurs de notre histoire et de notre patrimoine culturel.
On peut trouver Hyperion et la chute d’Hyperion, Endymion et l’éveil d’Endymion, Ilium, Olympos et Terreur aux éditions Pocket.
Les forbans de Cuba aux Editions Flammarion J’ai lu.
L’échiquier du mal chez Folio SF (Editions Gallimard).
Drood
Dan SIMMONS
Traduit par Odile Demange
Ed. Robert Laffont
875 pages
23,50 €
Retrouvez la chronique Science-Fiction par Michel Pébereau, de l'Académie des sciences morales et politiques.