Marsile Ficin et l’académie platonicienne de Florence
Marsile Ficin est le fondateur d'une Académie platonicienne à Florence au XVᵉ siècle. Il nous est ici présenté par Pierre Magnard, philosophe et historien de la Renaissance. L'auteur nous explique pourquoi Ficin, traducteur des œuvres majeures de l’Antiquité, a voulu créer cette institution qui fut un lieu de vie et un véritable foyer spirituel.
Pierre Magnard a reçu le Grand Prix de philosophie de l’Académie française pour son ouvrage Questions à l’humanisme.
Nous sommes à Florence, en l'été 1464. Alors qu'il sent la mort approcher, le vieux Cosme de Médicis, fondateur de la dynastie des Médicis, se fait lire par Marsile Ficin le Parménide de Platon et le De morte de Xénocrate que Ficin vient de traduire du grec en latin. Il meurt le 1er août 1464 et entre ainsi dans l'éternité avec les mots et les idées du plus grand penseur de l'Antiquité grecque. Cette anecdote figure dans l'ouvrage que Pierre Magnard vient de republier "Questions à l'humanisme", aux Editions du Cerf en 2011. Republier, parce que cet ouvrage, publié une première fois aux PUF en 2001, était épuisé et avait reçu le Grand prix de philosophie de l'Académie française.
Pour évoquer Marsile Ficin, et son "Académie", Pierre Magnard est le meilleur intervenant : philosophe et historien de la philosophie du Moyen-âge et de la Renaissance, disciplines qu'il a enseignées à la Sorbonne, Paris IV, biographe de plusieurs grands penseurs, notamment de Pascal, et surtout grand connaisseur des auteurs philosophes et humanistes de la Renaissance, l'allemand Nicolas de Cues (allemand, né en 1401 et mort juste 10 jours après Cosme de Médicis, le 11 août 1464), le français Charles de Bovelles(1479-1566, fondateur du collège Cardinal Lemoine) ou encore Montaigne.
Notre invité retrace d'abord quelques éléments biographiques indispensables pour connaître ce grand maître de l'humanisme que fut Marsile Ficin.
Il est né en Toscane, le 19 octobre 1433 et il mourra à Careggi près de Florence le 1er octobre 1499. Autant dire qu'il couvre les deux tiers du XV è siècle. Il était fils de médecin et reçut une éducation soignée puis il entra dans les ordres mais attendit un âge certain avant d'être ordonné prêtre. A tel point qu'on glosa sur son paganisme. "C'est dire, explique notre invité, qu'il ne peut pas dissocier l'enseignement de la philosophie de la pratique religieuse. Et même, il lui semble que le platonisme reste la matrice de la religion chrétienne. Il est évidemment nourri des Pères de l'Eglise, particulièrement des Cappadociens, Grégoire de Nysse, Grégoire de Naziance, Origène. Il se consacre dès l'âge de 18 ans à effectuer ce nouage du christianisme sur le platonisme. L'enseignement scholastique a oublié l'origine platonicienne de la grande patristique et dès lors, face aux difficultés de la foi dans ses rapports à la raison, Ficin veut renouer les deux".
Cosme, le Vieux, le Prince, qui récusa tout titre, qui voulut rester toute sa vie un marchand négociant banquier -son réseau bancaire couvrait toute l'Europe occidentale- fut pris, dans les dernières années de sa vie, d'un souci spirituel de plus en plus fort. Ses contemporains le considéraient comme un sage. Cet homme d'affaires, homme politique, à qui tout avait réussi, veut, une dizaine d'années avant sa mort, fonder sa ville, Florence, sur des bases pérennes. C'est à ce moment qu'il rencontre un tout jeune homme, Marsile Ficin, dont il apprécie tout de suite l'intelligence, et surtout la réactivité au message qu'il entend faire passer. Entre le vieillard et le jeune naît une amitié exemplaire.
Cosme de Médicis lisait le grec, performance pour un marchand, mais il enjoignit à Ficin l'ordre de traduire les textes grecs. A la mort de Cosme, Ficin n'a traduit qu'une dizaine de dialogues de Platon et désormais, il se sentira engagé solennellement à poursuivre ce travail de traduction, pour traduire tout l'oeuvre. La monumentale édition des oeuvres complètes sera tirée dès la fin du XV è, rééditée au début du XVI e puis une troisième fois, à la moitié fin du XVI è. Chaque dialogue est précédé d'une présentation qui constitue un commentaire éclairant et pédagogique.
Une véritable Académie pour les nouveaux platoniciens
Cependant, pour Cosme, l'urgence était de créer un lieu dans lequel on put vivre en platonicien, apprendre, méditer, prolonger Platon et commenter ses textes, s'en imprégner. Ce lieu, qui se nommera Académie, ce sera la villa Careggi à Florence, que Cosme va mettre à la disposition de Ficin. "Il y avait floraison d'académies, chacun voulait en créer une, j'en ai trouvé une du nom de Bessarion, une autre d'Argiropoulos, autrement dit tout un chacun qui venait d'Athènes et venait enseigner la philosophie à Florence se plaçait sous le signe de Platon. Mais ces académies qui se multiplient, certaines fondées par des Florentins (Alberti par exemple), qu'avaient-elles d'académique ? Il y avait celles qui donnaient des cours, d'autres qui permettaient d'écouter des discours de belle éloquence. Devant cette prolifération, Cosme voulut retrouver l'exacte tradition. En 1462, deux ans avant sa mort, il fait venir Ficin à Careggi : aujourd'hui c'est un quartier de Florence sans aucune grâce. Jadis c'était une banlieue arborée, plantée de villas patriciennes où Cosme avait repris une vieille maison médiévale, dans laquelle il fit ouvrir une façade à grandes baies sur un parc dessiné qui constituait un répertoire de plantes aromatiques et médicinales. Un jardin très spécial donc, initiatique et médicinal. A proximité, il donna en 1463 à Ficin, une petite maison, avec un enclos arboré pour qu'il y installe son Académie".
L'exil de Platon et la fondation de son Académie
Platon en 387 av.J.-C. rentre d'un long exil. A la mort de Socrate, il s'était en effet "rangé" à Mégare et de là, avait effectué tout un périple jusqu'en Perse, pour prendre du recul, pour s'interroger sur tout ce qu'il avait vécu. Car Socrate avait allumé en son coeur la passion de la vérité, ce en quoi Socrate avait rompu avec ses prédécesseurs préoccupés seulement de la quête du bonheur. Socrate, lui, cherchait la vérité. Il s'agit non pas de savoir comment vivre pour être heureux, mais pourquoi vivre. L'exil de Platon finit en Sicile, auprès de Denys de Syracure, comme conseiller mais avec bien des déboires. Le tyran le fit prisonnier. Les amis de Platon le rachètèrent pour le ramener à Athènes et là, en 387, il va créer un lieu discret, tranquille, pour y diffuser son enseignement. Ce n'est pas une école, pas un "lycée". C'est un lieu de vie. Et Pierre Magnard apporte cette précision historique essentielle : "Il le fonde dans le contexte d'une Athènes démoralisée, et l'année même d'un événement important : les représentations théâtrales des grandes pièces d'Eschyle, de Sophocle, d'Euripide, ne se font plus au jour anniversaire d'une commémoration d'un événement ou d'une victoire, mais sont désormais "inscrites au programme des spectacles" pour l'amusement du peuple. Le théâtre est alors désacralisé, son enceinte est profanée. Platon est très choqué au point qu'il veut restituer un lieu sacré".
Notre invité propose alors sa définition d'une Académie platonicienne : "Un lieu conquis sur la banalité de l'espace profane pour y assurer la sacralité de la vie de l'esprit".
Trouver son lieu, c'est trouver sa raison d'être, sa justification d'exister, être ontologiquement fondé. C'est aussi un rapport au temps, un lieu de mémoire, qui nous relie à la chaîne des événement fondateurs de notre existence et nous permet de nous réapproprier par transmission le patrimoine antérieur ; le lieu nous accrédite comme héritiers. Il permet la pérennité de l'activité intellectuelle et spirituelle qui s'y déroule .
l'Académie platonicienne, prolongée par l'Ecole d'Athènes, c'est 916 années de transmission, de "passages" intellectuels. C'est exceptionnel. Et quand Scylla dispersera les biens de l'Académie, lorsqu'il pille Athènes, ceux-ci - parmi lesquels tout l'oeuvre ésotérique d'Aristote- se retrouveront à Rome, mis en vente à l'encan.
Platon veut donc reconquérir sur la banalité de l'espace un lieu sacré qu'il appelle Académie, du nom de la divinité protectrice d'Athènes, Akadémos, un jardin avec temples, fontaines, palestres... Il fait construire un enclos, les enseignements étant sinon secrets du moins discrets, imposés par la prudence mais aussi par le modèle pythagoricien...
Les oeuvres de Marsile Ficin
Il traduit Platon, on l'a dit, et cela jusqu'à la fin de sa vie. En outre, il traduit l'oeuvre de Porphyre, de Jamblique, de Plotin, de Denys l'Aréopagiste, d'Hermès Trismégiste (ce qui alimentera l'idée d'un Ficin plus hermétiste que chrétien, mais Pierre Magnard pense qu'il ne veut que retrouver les sources, les inspirateurs de la pensée grecque).
Ficin, qui se veut "un autre Platon", (alter Plato) rompra avec la manie trompeuse des lettrés de Florence d'ouvrir un salon que certains appelaient académie, il crée la sienne avec une véritable exigence de vie, comme celle imposée par Platon : donner un foyer de vie intérieure, ouvrir un foyer spirituel.
Pour achever ce nouage du platonisme et du christianisme, Ficin va constituer une communauté fermée, avec des membres qui vivent en chrétiens mais avec le style de vie platonicien.
Ficin est fait chanoine de la cathédrale de Florence. Mais les tenants d'Aristote contre ceux de Platon se querellent ! La grande nouveauté de Ficin est de vouloir asseoir la religion chrétienne sur la pensée de Platon. Son oeuvre majeure, " théologie platonicienne des âmes" (trois volumes dans l'édition des Belles-Lettres, récemment réédités en deux gros volumes). Les deux permiers veulent établir l'immortalité de l'âme avec des arguments platoniciens, et le troisième, la réponse à ceux qui ne se reconnaissent pas dans Platon mais plutôt dans Aristote.
Ficin et la recherche de la lumière
"Très vite , il est apparu comme le philosophe de la lumière, tout comme un certain peintre, Angelico, le sera lui aussi. Une sorte de parenté de pensée rapproche ces deux penseurs, unis par le sens de la lumière. Pour Ficin, la manifestation la plus sensible de la vérité la plus haute, c'est le rayonnement du soleil : "lumen" est la splendeur d'un paysage illuminé, et "lux" désigne l'astre d'où la lumière émane. Toute sa réflexion consiste à se demander quelle relation existe entre les rayons du soleil et le soleil lui-même. Nous sommes en tant que créatures des rayons de ce soleil. L'apologétique de Ficin est une réflexion sur le rayonnement lumineux, qui nous montre comment le monde se manifeste, d'où il procède, se développe. Tout rayonnement émane du soleil mais toujours pour y faire retour. Et nos vies, bien conduites, ne sont pas autre chose..."
A lire :
- Les platonismes de la Renaissance, de Marsile Ficin avec Cesare Vasoli (paru chez Vrin, 2001).
- Questions à l'humanisme, (un ouvrage dans lequel Pierre Magnard poursuit sa réflexion sur le passage de l'Antiquité gréco-latine aux temps modernes et sur l'actualité de l'humanisme). (Ed. Cerf)
- La Docte ignorance de Nicolas de Cues qui vient de reparaitre (chez Amazon)
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