« La Civilisation de la Renaissance en Italie » de Jacob Burckhardt
Publié en 1860 par Jacob Burckhardt, La Civilisation de la Renaissance en Italie reste un livre fondateur qui a profondément influencé notre manière de percevoir la Renaissance. Ce chef-d’œuvre historique du XIX° siècle répond à La Renaissance de Michelet, dont il est une sorte de miroir inversé. Il recrée le monde des républiques italiennes du Quattrocento, où politique et administration étaient considérées comme des arts. Écoutez Robert Kopp, correspondant de l’Académie des sciences morales et politiques, évoquer Jacob Burchkardt, cet esprit universel surnommé le « grand découvreur de la Renaissance » et la genèse et la fortune de son livre longtemps méconnu et défiguré par les traducteurs.
Robert Kopp, professeur à l'université de Bâle et à l'université de Paris IV-Sorbonne, spécialiste de l'histoire de la littérature et des idées des XIX° et XX° siècles, est l'auteur de nombreux travaux notamment sur Balzac, Baudelaire, Les Goncourt, André Breton et Pierre Jean-Jouve.
Un historien de la culture
Burckhardt, né à Bâle, appartient à une vieille famille de théologiens protestants. Sa formation fut germanique mais c'était l'Italie sa patrie d’élection. Il la parcourut du Nord au Sud, généralement en calèche, à dos de cheval, ou même à pied. Il voyageait lentement, prenait des notes et dessinait. Il était à la fois historien et historien de l’art, et ne voulait pas distinguer les deux : c'était un « historien de la culture » car pour lui, la culture était un ensemble.
Michelet et Burckhardt
Et Robert Kopp de présenter la distance qui séparait les deux historiens : il faut resituer Jules Michelet et Burckhardt dans le XIXe siècle, le siècle de la religion du progrès. N'oublions pas qu’en France, c’est le siècle de l’industrialisation, des chemins de fer, des expositions universelles, qui sont comme autant de grandes messes célébrées à la gloire du progrès ; un progrès à la fois matériel, scientifique, technique. Michelet croyait, comme Victor Hugo, au progrès. Burckhardt, non.
Il était plutôt du coté de Baudelaire et de Flaubert, qui ne croyaient pas au progrès. On avait beau changer les conditions matérielles de la vie des hommes, fondamentalement l’homme ne changerait pas. Il était -comme le dit Antoine Compagnon- dans le camp des anti-modernes.
Très pessimiste , il détestait son époque, l’affairisme, les chemins de fer. Il disait : « Comment allons-nous faire pour voyager maintenant qu’il y a les chemins de fer, qui raccourcissent les distances ? On ne prendra plus le temps de s’arrêter, on aura plus le loisir de contempler les monuments et de s’entretenir avec les gens ». Il écrit à sa sœur : « Pourquoi j’aime autant l’Italie ? C’est parce qu’en Italie la mendicité est plus répandue que l’industrie. »
Italie, Italie !
Il aimait surtout cette Italie résistant à la modernité, un peu à l’écart des grands courants de l’Histoire au XIXe siècle. Or cette Italie est rattrapée par le Risorgimento, l’unité italienne par Garibaldi. Cela s’est passé sous ses yeux et ne lui a pas beaucoup plu.
Burckhardt avait horreur de l’Allemagne de Bismarck, horreur du jacobinisme. Il pensait que les Etats centralisés étouffaient la vie locale et régionale, qui était une vie culturelle et intellectuelle très active.
L’Italie du Quattrocento le fascine, parce qu’elle est morcelée et permet de multiples éclosions culturelles : une Renaissance à Florence, une Renaissance à Sienne, une Renaissance à Parme, une Renaissance à Venise, une Renaissance à Bologne, une Renaissance à Naples ; ce sont autant de mouvements en partie autonomes. Pourtant les écrivains voyagent, les philosophes se connaissent, les scientifiques correspondent, les artistes s’échangent, les contacts sont importants, mais chacune de ces villes, chacun de ces duchés, chacune de ces petites unités politiques promeut sa propre culture. Les Médicis à Florence ont, à eux seuls, une Renaissance sur plusieurs générations. Le jacobinisme français a tort de considérer qu'une nation unie est un meilleur terreau pour l'éclosion d'une haute culture qu'un pays morcelé, voire un petit État gouverné par un tyran.
l'État, la religion, la culture : des oeuvres d'art
L'oeuvre d'art, pour Burckhardt, est une construction artificielle et intellectuelle, opposée à une conception organique.
l'État, la religion, la culture -les trois composantes qui organisent la vie des hommes, construites intentionnellement par chaque société- sont des artéfacts et il ne faut pas imaginer une progression puisque l'homme ne change pas. En cela, Burckhardt suit la voie tracée par Machiavel, « effroyable dans sa sincérité » et tellement lucide !
La réception de Burckhardt en France
Burckhardt, pour toute une série de raisons, n'a pas trouvé un public français important. D'une part il était un peu insouciant à l’égard de son œuvre écrite et, d'autre part, ses premiers traducteurs l'ont desservi.
Il n’a publié que trois grands livres : Cicéron ; Constantin ; La Civilisation de la Renaissance en Italie. (Les considérations sur l’histoire universelle est un cours publié, d’après ses notes, après sa mort). Or de ces trois livres, seuls deux (Cicéron etLa Civilisation de la Renaissance en Italie) ont été traduits.
Les Français, pour voyager en Italie, n’avaient pas besoin de Burckhardt. Ils avaient déjà Stendhal, Théophile Gautier et beaucoup d’autres guides possibles.
Burckhardt lui-même a considéré dans la deuxième partie de sa vie -quand après maintes pérégrinations il est rentré à Bâle en 1860- que le rôle de l’historien dans la cité était de parler à ses concitoyens, de transmettre une culture, de les faire réfléchir sur différents épisodes du passé. Il a fait des centaines et des centaines de conférences publiques (des milliers de fiches et des milliers de pages de notes sont conservées dans les archives de la Bibliothèque Universitaire de Bâle ).
Cette œuvre parlée de Burckhardt était, à ses yeux, aussi importante que ses publications.
Traduction : trahison...
La Civilisation de la Renaissance en Italie a connu, toutefois, un succès d’estime, en France.
Après deux traductions insatisfaisantes, Burckhardt fit appel à un nouveau traducteur, Kugler. Mais celui-ci, en brave positiviste pensant que la recherche avait progressé et que l'on avait découvert de nouveaux sites, a ajouté des commentaires, des appendices, de nouveaux textes que Burckhardt n’avait pas encore mentionnés. D’édition en édition, il a augmenté ce livre qui, à l’époque de la Première Guerre mondiale, avait pratiquement doublé de volume. Ce n’est qu’après la Première Guerre mondiale, en Allemagne, que quelqu’un est revenu à l' édition originelle, estimant que ces débordements positivistes devaient être enlevés.
On a estimé que l’essai de Burckhardt portait une date, il était donc terminé, et ne devait pas être touché.
Le malheur c’est que les premières traductions françaises se sont fondées sur ces éditions augmentées et, il est évident que le livre a un peu déconcerté quand il est apparu sous cette forme-là. Mais après la Seconde Guerre mondiale, Robert Klein , un élève d'André Chastel, a été chargé de revoir cette traduction pour, enfin, faire connaître l’œuvre de Buckhart dans sa pureté.
« le XXe siècle risque d’être un siècle de grande catastrophe »
Burckhardt et Nietzsche, tous deux « schopenhaueriens », avaient relativement le même pessimisme. Celui de Burckhardt concernait le progrès de l’Histoire, c'est-à-dire la fameuse évolution vers des États de plus en plus centralisés, de plus en plus forts et militarisés. Il a ainsi dit plus d’une fois : « Le XXe siècle risque d’être un siècle de grande catastrophe » car si ces États venaient à s’entrechoquer, il y voyait un très grand malheur. Il pensait finalement que la civilisation européenne courait tout simplement à sa perte.
La Civilisation de la Renaissance en Italie : un livre d'actualité
Et Robert Kopp de conclure : ce livre garde la trace à la fois de la personnalité de son auteur et de l'époque qui est la sienne et contre laquelle il réagit. Pour Burckhardt l'histoire n'est pas la reconstitution du passé, mais une perpétuelle interrogation du présent. C'est pourquoi il en appelle aussi à la subjectivité du lecteur. Il veut le stimuler, le provoquer même. Le forcer en tous cas de réfléchir à sa propre situation dans l'histoire. C'est bien pour cette raison que La Civilisation de la Renaissance en Italie reste un livre d'actualité.