Le vieil homme qui vendait du thé, excentricité et retrait du monde dans le Japon du XVIIIème siècle
Le vieil homme qui vendait du thé, un petit livre de grande beauté et de grand savoir, dû à François Lachaud, japonisant de langue française parmi les meilleurs, qui nous ouvre un monde peu connu : celui d’Edo, dans une période allant de 1600 à 1850. Françoise Thibaut partage avec vous ses impressions de lecture de ce qui s’avère être davantage une évocation, un voyage culturel, qu’une étude historique mais qui se révèle aussi réconfortant que le thé !
A l’image très négative de la « retraite » dans le monde moderne, souvent imposée à l’individu, en le marquant du stigmate de l’inutilité, François Lachaud oppose le retrait « volontaire » du monde, assimilé à une « excentricité », une position « hors du cercle » social conventionnel. Cette recherche de la solitude, liée à une démarche de méditation et de réflexion, est un cheminement vers la sagesse, vers un bien-être intérieur, fait de vacuité, d’humilité envers soi même et de compassion envers autrui.
La démarche peut avoir un caractère plus ou moins religieux, le bouddhisme n’est jamais loin ; mais elle peut aussi être « au-delà » du religieux ; certains des héros exemplaires de cette étude, ont quitté l’état religieux, l’ont dépassé, afin de se livrer à leur excentricité. La démarche est personnelle, parfois initiée par un sage, un ancien, que le destin place sur la route.
La civilisation d’Edo aux 17 et 18 ème siècles offre le tableau contrasté d’un despotisme doux, d’un monde de lettrés, dans lequel se déploient à la fois des aspirations religieuses, un goût prononcé pour les beaux-arts et des cheminements philosophiques tournés vers le refus des normes en cours.
Dans ce cadre, au chapitre 3, François Lachaud prend l’exemple d’un ancien moine de l’Ecole Obaku, connu sous le nom de Baisao, ou encore son nom de lettré Ko Yugai : le vieil homme qui vendait du thé. Ko Yugai renonça à tout bien terrestre, à tout logis, pour déambuler le long des routes proposant du thé à qui le souhaitait : car excentricité et retrait du monde ne veulent pas dire égoïsme ; car il faut bien subsister d’une manière ou d’une autre même si l’on se livre à l’ascèse et au dépouillement, car l’excentricité s’accompagne du rite du thé, bienfaisant, boisson divine, dont les rites de fabrication et de dégustation mènent à une extase discrète qui a la qualité de pouvoir être répétitive.
Le lien entre la démarche vers la sagesse et le rituel du thé est un des aspects les plus captivants de cette étude. Le récit est recherché, souvent drôle ou pince sans rire ; des parallèles avec notre culture occidentale sont habilement disséminés dans la démonstration ; de nombreuses illustrations, reproductions d’estampes et de calligraphies accompagnent la lecture. Ce livre est fluide, enrichissant et plein d’heureuses surprises ; et puis il y a quelques beaux poèmes, des hymnes à la céleste boisson, dont voici un des plus ravissants exemples évoquant en ses derniers vers le poête Lu Tong, disparu méditer dans les montagnes :
Ma porte de broussailles bien close ; nul visiteur vulgaire.
Un chapeau de soie ceint ma tête, j’infuse et bois le thé.
Nuages de fumée bleue, au vent emportés, point ne se déchirent.
Lumière de blanches fleurs figées à la surface du bol.
Un premier bol : gorge et lèvres humectées.
Un second bol : enfuis les maux de la solitude.
Un troisième bol parcourt mon ventre vide,
Et n’y laisse que cinq mille volumes de caractères !
Un quatrième bol : une légère sueur perle.
Les injustices de mon quotidien,
Par tous mes pores s’échappent.
Un cinquième bol : ma peau et mes os sont purifiés.
Un sixième bol : je communique avec les immortels.
Le septième bol, je ne puis le boire.
Dessous mes aisselles je sens la passée d’un vent pur ;
Où est le Mont Penglai ?
Le Maitre de la Rivière de Jade y retourne, juché sur ce vent pur.
C’est ainsi , et la recherche de la sagesse ne veut pas dire que l’on soit parfait, ni même raisonnable ! Le thé peut donner l’ivresse !
Voila, beaucoup de bonheur et de surprises en 133 pages et pour 16 euros aux Editions du Cerf. Une mine de références, un vrai talent de conteur pour un sujet non évident. Cette publication se situe dans une collection créée par l’Ecole Pratique des Hautes Etudes.
Françoise Thibaut
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