Les œuvres d’art peuvent-elles exister quand s’est perdu le sens du sacré et de la transcendance ?
Dans un premier entretien, Jean Clair, autour de son livre Hubris a dit l’importance du re-gard porté sur ce qui nous environne etles images formées par les artistes pour mieux comprendre la terre sur laquelle nous sommes. Garder, prendre avec. Les images sont là pour faire des hommes les gardiens du monde – pour éviter qu’il ne devienne im-monde, hostile à la présence des hommes.
Dans ce second entretien, Jean Clair revient sur la dégradation de la Culture. La Culture est une « qualité qui unit et élève » alors que le culturel « disperse, éparpille, dégrade, disqualifie ». La culture en train de disparaître au profit du culturel – et des agents qui en font la promotion – suppose une con-templation des œuvres d’art – au sens d’un culte rendu au beau et d’un temple pour ceux qui s’introduisent dans ce culte.
Il nous faut donc reprendre une interrogation qui est en filigrane de bien des œuvres de Jean Clair : « est-il possible de fonder une démarche artistique sur le sacré, lorsque les dieux anciens ont disparu et que le dieu nouveau du progrès n’assure aucun salut [[Jean Clair, De Immundo, Galilé, 2004, p. 64-65]]? » Faut-il croire, et croire à une transcendance pour être artiste ? Il importe de confronter Jean Clair à la position de Georges Steiner quand ce dernier dit : «Un univers qui exclut tout schéma de transcendance, qui ne souligne pas avec Platon que la beauté est difficile parce qu'elle est transitoire, conduit l'éducation, soit educare, "mener", "conduire", mais aussi "nourrir", à une impasse [[Georges Steiner, Entretiens, 10/18, p. 133]].» Et le même d’ajouter : «Ce que j'affirme c'est l'intuition que lorsque la présence de Dieu est devenue une supposition intenable, et lorsque son absence ne représente plus un poids que l'on ressent de manière bouleversante, certaines dimensions de la pensée et de la créativité ne peuvent plus être atteintes [[Georges Steiner, Réelle présence, Gallimard, p. 272]]».
Jean Clair va-t-il jusque là ?
Quoi qu’il en soit, Jean Clair cite souvent cette phrase de Thomas Mann : « Depuis que la culture s’est détachée du culte et s’est faite culte elle-même, elle n’est plus qu’un déchet. » Il nous fut donc interroger Jean Clair sur cette dégradation du sacré en profane et du profane en ludique (selon l’analyse qu’en fit Roger Caillois) et les profanations successives ressenties par lui au contact d’un certain art contemporain.
Rappelons que Jean Clair, notre invité, membre de l’Académie française depuis 2008, s’en prend à l’actuelle décomposition de la culture visuelle – les anciens « beaux-arts ». Depuis Marcel Duchamp, et surtout ceux qui lui emboitèrent le pas, une certaine conception classique a explosé. Nous avons quitté nous dit Jean Clair, l’œuvre pour l’objet brut, le symbolique pour un réel écrasé sur lui-même, la re-présentation pour la platitude des choses brutes, le goût du monde pour la jouissance de l’im-monde, la peinture accrochée au mur pour les « installations » à même le sol.
D’où vient ce processus barbare ? S’il venait de l’extérieur, ce serait trop simple. Il vient de l’intérieur et est mis en œuvre par ceux-là même qui sont censés être les dépositaires d’un héritage artistique. En devenant contemporain, l’art n’a pas explosé, il a implosé et a implosé sous l’effet de ces « barbares de la civilisation » - selon l’expression de Chateaubriand.
Toute sa vie, Jean Clair, conservateur des Musées de France – au musée d’Art moderne puis au Centre Pompidou puis au musée Picasso – a vu de l’intérieur la montée en puissance des « animateurs culturels » et autres agents de promotion du culturel venu remplacer et dissoudre la Culture. Il a assisté, agacé mais impuissant, aux expositions, au beau milieu du château de Versailles, des expositions de Jeff Koons et de ses lapins kitsch et de Murakami et de ses mangas.
Après L’hiver de la culture (2011), il nous revient avec Hubris, la fabrique du monstre dans l’art moderne (Gallimard, 2012).
Comme toujours, Jean Clair nous entraîne dans une réflexion à contre-courant de l’actuelle marchandisation de l’art, de la transformation de l’art en des formes culturelles nombreuses, variées et sans limites. En cela il reste fidèle à Cézanne qui professait que « la nature est plus ne profondeur qu’en surface ».
Damien Le Guay
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