Une Autorité contre les nuisances sonores
Roland Drago dialogue ici avec Patricia Lemoyne de Forges, présidente de l’Autorité de Contrôle des Nuisances Sonores Aéroportuaires (ACNUSA). Rappelons qu’au sein de l’Académie des sciences morales et politiques, Roland Drago préside un groupe de travail consacré aux AAI, Autorités Administratives Indépendantes.
Canal Académie a consacré une première émission aux Autorités Administratives Indépendances avec Roland Drago qui abordait les questions qui ne manquent pas de l’accompagner.Un portrait des autorités administratives indépendantes
Cette deuxième émission aborde plus particulièrement la question de la régulation, de la compétence réglementaire des AAI et du régime de responsabilité qui accompagne les pouvoirs très importants dont certaines d’entre elles sont dotées.
À cette occasion, Roland Drago reçoit une invitée, Madame Patricia Lemoyne de Forges, Présidente de l’Autorité de Contrôle des Nuisances Sonores Aéroportuaires (ACNUSA) – docteur d’Etat en droit public et magistrat.
Première autorité administrative indépendante dans le domaine de l'environnement, les principales missions de l’ACNUSA sont de « restaurer le dialogue, de rétablir la confiance et de faire que le développement du transport aérien ne pénalise pas les populations riveraines ».
I. MISSIONS ET PRINCIPE D’INDEPENDANCE DES AAI : LE CAS DE L’ACNUSA
Aux côtés des formes traditionnelles de la représentation, la démocratie a toujours gagné à faire émerger de nouvelles formes de contrôle et de participation, comme celles que représentent les AAI. Leur indépendance d’action n’implique aucune sorte - en principe – d’impunité. Mais dans quelle mesure peut-on décrire et définir leur régime de responsabilité ? Dans quelle mesure est-on véritablement face à une responsabilité d’ordre politique ou de nature juridique ?
Grâce à son expérience de magistrat et de présidente d’une AAI, Madame Lemoyne de Forges porte témoignage sur ce point particulier en exposant dans un premier temps les missions de l’ACNUSA et leur contexte législatif et réglementaire (Loi n°99-588 du 12 juillet 1999 portant création de l'Autorité de contrôle des nuisances sonores aéroportuaires - J.O. Numéro 160 du 13 Juillet 1999 page 10400).
« Art. L. 227-1. - Il est institué, dans les six mois (…) une autorité administrative indépendante dénommée "Autorité de contrôle des nuisances sonores aéroportuaires", composée de huit membres nommés en raison de leur compétence dans les domaines économique, juridique ou technique ou de leur connaissance en matière d'environnement, de santé humaine ou de transport aérien (…). »
Certaines voix se font entendre pour reconstruire le statut des AAI dans un cadre général. Différentes summa divisio sont aujourd’hui concevables. Au-delà de la distinction possible entre autorités sectorielles (ACNUSA, CSA…) et autorités à vocation générale (HALDE, Médiateur…), la distinction la plus traditionnelle demeure celle entre autorités exerçant une mission de régulation économique et autorités ayant en charge la protection des personnes.
À ce titre, l’ACNUSA est intéressante car elle ajoute en fait aussi la protection de l’environnement puisqu’il s’agit en réalité de la première autorité créée en la matière depuis l’adoption de la Charte de l’environnement. Elle annonce l’émergence d’une troisième génération d’AAI.
La question de la régulation économique, notion essentielle et qui pose – au-delà de sa propre définition – un certain nombre de difficultés juridiques est au cœur de la problématique des AAI.
Que recouvre ce terme de « régulation » et pourquoi confier cette fonction à des AAI ?
Ce nouveau mode de contrôle s’entend notamment d’une organisation du marché par l’édiction de normes impératives, du prononcé d’éventuelles sanctions qui confère à ces autorités un caractère quasi-juridictionnel. Cette mission est certes en général exercée dans un secteur particulier mais si on considère le Conseil de la Concurrence, on peut véritablement le concevoir en régulateur général.
D’autres autorités telles que l’ACNUSA ne disposent pas de pouvoirs de régulation alors même qu’elles interviennent dans un champ « constitutionnalisé » depuis l’adoption de la Charte de l’environnement.
L'ACNUSA émet, à son initiative ou sur saisine du ministre chargé de l'aviation civile, du ministre chargé de l'urbanisme et du logement ou du ministre chargé de l'environnement ou d'une commission consultative de l'environnement ou d'une association concernée par l'environnement sonore aéroportuaire, des recommandations sur toute question relative à la mesure du bruit (…) à la maîtrise des nuisances sonores du transport aérien et de l'activité aéroportuaire, et à la limitation de leur impact sur l'environnement, en particulier par les procédures de moindre bruit pour le décollage et l'atterrissage.
L'autorité prend connaissance des informations et propositions émises par l'ensemble des parties concernées par le bruit lié aux aérodromes et aux trajectoires de départ, d'attente et d'approche. Elle est habilitée à saisir l'autorité administrative compétente de tout manquement aux règles fixées pour la protection de l'environnement sonore des aérodromes, passible d'une sanction administrative.
II. UN POUVOIR REGLEMENTAIRE ET DE SANCTION A INTENSITE VARIABLE
N’est-il pas dangereux à terme de transférer de plus en plus systématiquement des compétences réglementaires, qui sont théoriquement dévolues au pouvoir exécutif, à des autorités administratives. Les ministres sont-ils dans un tel débat les seuls à avoir perdu quelque chose ?
L’une des deux grandes familles d’AAI à laquelle appartient l’ACNUSA est celle des autorités qui prennent en charge la protection des personnes ou de leur environnement. Cette famille est extrêmement hétéroclite puisque certaines de ces AAI sont dotées de réelles prérogatives et d’autres – comme l’ACNUSA – ne disposent pas de pouvoir de contrainte.
En effet, sur proposition de la Commission nationale de prévention des nuisances, l'ACNUSA peut prononcer de simples amendes administratives à l'encontre de toute personne physique ou morale exerçant une activité de transport aérien public, ou au profit de laquelle est exercée cette activité, soit du fréteur dont l'aéronef ne respecte pas les mesures prises par le ministre chargé de l'aviation civile sur un aérodrome ( restrictions permanentes ou temporaires d'usage de certains types d'aéronefs en fonction de la classification acoustique, de leur capacité en sièges ou de leur masse maximale certifiée au décollage; restrictions apportées à l'exercice de certaines activités, procédures particulières de décollage ou d'atterrissage ( …)
Durant la procédure suivie devant l'autorité et la commission, la personne concernée doit avoir connaissance de l'ensemble des éléments de son dossier. Elle doit pouvoir être entendue par la commission avant que celle-ci ne se prononce sur son cas et se faire représenter ou assister par la personne de son choix.
Ainsi le Conseil d’État a-t-il récemment encadré le pouvoir de l’ACNUSA dans un arrêt du 31 janvier 2007, Compagnie Corse Air International (Corsair) Requête n° 290567 : « en vertu de l'article L. 227-4 du Code de l'aviation civile, l'ACNUSA peut prononcer des sanctions à l'encontre, notamment, des transporteurs aériens dont les aéronefs ne respectent pas les normes imposées par la réglementation ». En l’espèce, la société Corsair s'était vue infliger 22 amendes pour un montant total de 33 000 euros pour ne pas avoir respecté certaines mesures prises par le ministre chargé de l'Aviation civile. Elle contestait ces sanctions au motif que leur prononcé n'aurait pas fait l'objet d'une procédure contradictoire devant l'autorité administrative indépendante.
Le Conseil d'État a jugé que la personne concernée par les sanctions doit avoir connaissance de l'ensemble des éléments de son dossier durant toute la procédure qui se déroule successivement devant deux organismes collégiaux, la Commission nationale de prévention des nuisances puis l'ACNUSA.
Ainsi, afin de garantir le respect des droits de la défense, la personne intéressée doit avoir connaissance de la proposition de sanction de la Commission nationale pour être en mesure de présenter des observations devant l'ACNUSA.
En l'espèce, Corsair n'a pas eu communication de la proposition de sanction formulée par la Commission et n'a pas été mise en mesure de présenter ses observations lors de la réunion au cours de laquelle l’ACNUSA a statué sur la sanction. En conséquence, le Conseil d'État a annulé la décision de l'ACNUSA.
Les amendes administratives doivent être prononcées par l'autorité et faire l'objet d'une décision motivée notifiée à la personne concernée. Elles sont recouvrées comme les créances de l'État étrangères à l'impôt et au domaine. Elles peuvent faire l'objet d'un recours de pleine juridiction.
En matière de recours contentieux, le juge veille au double respect du procès équitable et du principe d’impartialité même s’il peut exister une forme d’incompatibilité entre l’article 6 de la CEDH et le pouvoir de sanction reconnu à certaines AAI ; le juge exerçant en réalité une «application très mesurée du principe d’impartialité ».
Ainsi dans l’arrêt du CE du 17 octobre 2006 Parents et autres : « Compte tenu du fait que les décisions susceptibles d’être prises successivement par le conseil de discipline de la gestion financière puis par la commission des sanctions de l’Autorité des marchés financiers sont soumises au contrôle de pleine juridiction du Conseil d’État, la circonstance que la procédure suivie devant eux ne serait pas en tous points conforme aux prescriptions de l'article 6, § 3, n’est pas de nature à entraîner dans tous les cas une méconnaissance du droit à un procès équitable (…) l’application du principe des droits de la défense, rappelé par l’article 6, § 1, de la convention européenne (…) impose que la personne poursuivie dispose de temps pour se défendre en tant qu’il lui donne droit de se défendre elle-même ou de recourir à l’assistance d’une personne de son choix et garantit l’égalité des droits pour l’audition des témoins (…) Dès lors, la méconnaissance de cette exigence peut, eu égard à la nature, à la composition et aux attributions des organismes en cause, être utilement invoquée à l’appui d’un recours formé, devant le Conseil d’État, à l’encontre d’une de leurs décisions. »Pour mémoire, l’article n° 6 de la CEDH définit le droit à un procès équitable, y compris le droit à une audience publique devant un tribunal indépendant et impartial, la présomption d'innocence, et d'autres droits secondaires (du temps et des facilités pour préparer sa défense, l'assistance d'un avocat, la possibilité de faire interroger des témoins, l'assistance gratuite d'un interprète).
Deux questions essentielles se posent alors : comment s’intègrent les autorités de régulation au sein d’un dispositif juridictionnel déjà pléthorique et comment s’exerce leur contrôle juridictionnel ?
Il est intéressant de noter que l’article 1er de la loi du 30 octobre 2007 créant le Contrôleur général des lieux de privation de liberté précise que « sa mission est exercée sans préjudice des prérogatives que la loi attribue aux autorités judiciaires ou juridictionnelles ». N’existe-t-il pas cependant des risques de recoupement entre les juges et les autorités, ainsi qu’en témoigne le bras de fer actuel entre l’AMF et le procureur de la République de Paris pour le futur partage de contentieux posé dans le rapport sur la dépénalisation du droit des affaires ?
Le principe est que le contrôle juridictionnel s’exerce même sans texte sur toute autorité administrative (principe rappelé par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 18 septembre 1986 CNCL). Il s’applique à toutes les autorités administratives. Le contrôle de légalité est mis en œuvre par le gouvernement ou par toute personne y ayant intérêt. Par ailleurs, c’est dans la grande décision du CC du 17 janvier 1989 dite « CSA » que le droit de recours contre les décisions des AAI est consacré.
Concrètement, l’organisation de ce contentieux est parfois compliquée puisqu’il peut être partagé entre plusieurs ordres. Le Conseil constitutionnel a admis le principe de partage du contentieux uniquement lorsque cet aménagement est « précis et limité » et « justifié par les nécessités d’une bonne administration de la justice » (Décision n°86-224 DC du 23 janvier 1987 loi transférant à la juridiction judiciaire le contentieux des décisions du Conseil de la Concurrence)
Par ailleurs, dès 1960, le Conseil d’État a admis à propos de la Commission de contrôle des banques qu’une faute lourde commise par l’autorité dans sa mission administrative de surveillance était de nature à engager la responsabilité de l’Etat. De façon générale, c’est au nom et pour le compte de l’État que les AAI agissent et c’est sa responsabilité qu’elles engagent par leurs actes dommageables. La reconnaissance de leur personnalité morale devrait très logiquement aboutir à ce que les autorités soient susceptibles d’engager leur propre responsabilité et non plus celle de l’État.
Certaines AAI disposent par ailleurs du pouvoir de prononcer des sanctions de nature quasi-pénale en ce qu’elles ont une incidence sur la situation professionnelle ou patrimoniale de la personne sanctionnée. Dans une décision du 17 janvier 1989 (DC88-248), le CC a jugé que ce pouvoir de sanction n’était pas incompatible avec le principe de séparation des pouvoirs sous réserve de respecter l’article 6 de la CEDH. La HALDE, par exemple, est dotée d’un pouvoir de transaction pénale sans pouvoir sanctionner directement les délits de discrimination.
À terme, la question est posée de savoir si – sans remettre en cause l’existence du contrôle juridictionnel – il ne conviendrait pas de le réaménager. Deux questions se posent en effet :
- La première concerne la répartition de contentieux entre les deux ordres de juridiction qui appelle à l’évidence une simplification voire une clarification.
- Le seconde concerne l’intensité du contrôle : en appliquant un contrôle proche de celui mis en œuvre à l’égard des services administratifs classiques, le juge ne tend-il pas à gommer la spécificité des AAI ?
Enfin, le juge constitutionnel range les AAI parmi les administrations de l’État dont le gouvernement, conformément à la Constitution, est responsable devant le Parlement. Que penser cependant du peu d’intérêt que porte le Parlement sur le contrôle de l’activité des AAI, l’exécutif étant « disqualifié » en la matière alors même que l’article 20 de la Constitution précise que le gouvernement dispose de l’administration ?
Sur la question particulière de la responsabilité politique, les pouvoirs de contrôle du Parlement et sa prééminence institutionnelle, sont-ils réels ou s’agit-il d’une fiction juridique?
Cette question se pose ici aussi en termes de légitimité, sachant que celle des AAI dépend d’une simple habilitation législative. Le système retenu confère une quasi-immunité aux membres des commissions de régulation souvent issus des « grands corps de l’État ». Ainsi, dans un arrêt du 19 décembre 2007, Commission de recherche et d’information indépendante sur la radioactivité (requête n°300451), le Conseil d’État a exercé un contrôle restreint sur la nomination des membres des AAI « nommés en raison de leur compétence » par le Président de la République .
La France ne pourrait-elle pas s’inspirer de certains modèles étrangers tels que les « sunset laws » américaines (des agences indépendantes qui rendent compte régulièrement de leurs activités au Congrès, ce dernier évaluant s’il y a lieu ou non de renouveler leur mandat) ? Cet instrument de contrôle est-il contenu en germe dans les rapports d’activité des autorités ? Madame Patricia Lemoyne de Forges témoigne sur ce point précis.
En savoir plus:
ACNUSA
A écouter également L’émergence des Autorités Administratives Indépendantes
Le texte de la communication de Roland Drago devant l'Académie de sciences morales et politiques peut être lu ici.