L’impact des émotions dans la société et la politique, par Jean Baechler, de l’Académie des sciences morales et politiques (1/3)
Il existe une corrélation entre ce que nous ressentons au contact de la société et notre équilibre physique et psychique. Notre comportement est largement conditionné par nos émotions mais ce domaine reste encore bien mystérieux. La biologie, la médecine, la philosophie, la sociologie et le droit sont des disciplines susceptibles d’aider à mieux l’approcher. Bérénice Tournafond, organisatrice du colloque, brosse ici les enjeux d’une meilleure compréhension de nos émotions.
Jean Baechler, philosophe, président de l’Académie des sciences morales et politiques pour 2011, dresse l’impact des émotions sur la société et réciproquement.
Canal Académie vous propose la retransmission en trois parties du colloque Émotions et santé, émotions et société organisé à l'Institut de France en novembre 2011.
Retrouvez ici l'introduction de Bérénice Tournafond, organisatrice du colloque et présidente de l'association Être humain, ainsi que l'intervention de Jean Baechler, président pour 2011 de l'Académie des sciences morales et politiques.
Ecoutez également les deux autres intervenants :
- Yves Agid, neurologue, membre de l'Académie des sciences : Le traitement de troubles émotionnels par la neurologie (3/3)
- Pierre Buser, neurobiologiste, membre de l'Académie des sciences : Cerveau, émotions et vie sociale (2/3)
Extraits de l'introduction de Bérénice Tournafond (à écouter en intégralité ) :
« Nous savons qu’il existe une corrélation certaine entre ce que nous ressentons, les émotions que nous éprouvons au contact de la société, et notre équilibre physique et psychique.
Prenons par exemple le stress. Nous en avons tous fait l’expérience. Il peut provoquer une multitude de réactions qui peuvent se matérialiser de différentes façons et notamment par une modification du rythme cardiaque, par des difficultés respiratoires ou encore une baisse ou une augmentation excessive de l’appétit.
Or ces réactions risquent d’avoir des conséquences directes plus ou moins graves sur le plan physiologique. S’agissant des difficultés respiratoires, elles peuvent entre autres entraîner des lésions diverses liées à une mauvaise oxygénation des cellules de l’organisme.
Les dérèglements du rythme cardiaque peuvent également contribuer à l’apparition de sérieux problèmes de santé, tels que l'hypertension, les maladies coronariennes. De même, une alimentation déséquilibrée peut faire naître des troubles digestifs, un ulcère à l’estomac par exemple, mais aussi une multitude de carences liées à une mauvaise alimentation. Et que dire des effets sur la santé de la conjonction de tous ces dérèglements ? A l’inverse, on constate que les êtres qui sont le plus aimés et entourés résistent mieux aux conséquences que peuvent engendrer les situations de stress sur la santé. Et là encore il s’agit d’émotions.
Mais, au-delà de leur influence sur notre santé, les émotions ont également un fort impact sur le corps social. Elles conditionnent d’ailleurs en grande partie nos choix de vie en société et notamment l’organisation sociale.
Par exemple, assistant au mariage du prince William, au Canada, 63 % de la population redevient favorable à la monarchie et veut demeurer sous le sceptre de la reine d’Angleterre. Auparavant l’opinion publique canadienne considérait que la royauté ne présentait plus guère d’intérêt pour le pays. Dans un autre domaine, des études récentes en neurosciences mais aussi en sociologie nous montrent que le choix d’un candidat aux élections présidentielles n’est en réalité la plupart du temps ni objectif ni rationnel mais au contraire essentiellement émotionnel.
Ces études, dont nous avions parlé lors de notre précédent colloque, attestent donc que, contrairement à ce que voudrait le sens commun, nous ne sommes pas influencés par les meilleurs
arguments politiques mais plutôt par ceux qui nous émeuvent.
Nous n’avons pas tant des idées politiques que des sentiments politiques.
Nous ne sommes donc pas toujours raisonnables dans les choix politiques que nous faisons… et ce aussi bien du point de vue privé que du point de vue collectif.
Je crois que l’on peut même dire sans trop se tromper qu’il y a plus un sentiment collectif qu’une volonté générale.
Or cela peut poser un problème dans un système ou les choix politiques sont censés reposer sur la volonté générale. Alors qu’en réalité ils sont souvent fonction de l’opinion publique du moment et de la préférence des électeurs. Ne serait-ce que parce que l’émotion politique est bien plus manipulable que la volonté politique. Ainsi, contrairement au fondement même du système, qui repose sur ce concept de volonté générale et qui considère l’homme comme un être rationnel et objectif ; un sujet standard, la réalité sociale est bien plus complexe, puisque ce sont aussi et surtout nos émotions qui nous guident. L’organisation politique, comme les structures économique et sociales, tout cela est fondé sur des conceptions de l’homme et du lien social qui sont donc en partie erronées et incomplètes. Ne serait-ce que parce qu’elles méconnaissent sur le plan théorique, par postulat de départ, justement tout l’aspect émotionnel des attitudes et des comportements.
Alors qu’une telle réalité est pourtant primordiale.
Je dis bien « sur le plan théorique » parce qu’en pratique, il n’est plus question que de cela et notamment dans la manipulation de l’opinion publique par certains médias, leaders d’opinion et professionnels de la politique.
Alors, est-ce une des raisons de l’échec de notre modèle ? En partie sans doute, dès lors qu’il n’est pas conforme à la réalité sur laquelle il prétend agir. Or cette situation n’est plus tenable à l’heure actuelle compte tenu des progrès, des découvertes récentes et des bouleversements mondiaux.
Une multitude de questions se posent donc à nous. Est-ce que le mal-vivre en société peut rendre malade ? Et dans ce cas, est-ce que le bien commun, avec le respect de la diversité, de chacun, ne devrait pas redevenir une priorité ? Le bien-vivre ensemble ne relève-t-il pas également du domaine de la santé publique ?
De même, comme les émotions conditionnent en grande partie nos comportements, est ce qu’une politique essentiellement fondée sur une redistribution matérielle des ressources est réellement capable de lutter contre les injustices ? N’ est-ce pas dans certains cas insuffisant ou inadapté ? Ce qui expliquerait d’ailleurs certains échecs réitérés dans des domaines où l’on sait que l’injection massive d’argent public n’a donné que des résultats décevants.
Lors de nos précédents colloques, nous avons déjà eu plusieurs fois l’occasion d’écouter des interventions passionnantes sur ces questions.
Aujourd’hui encore nous avons la chance d’entendre le point de vue d’éminents spécialistes. Et en premier lieu nous entendrons le président de l’Institut, Jean Baechler. Avec son regard d’historien, de philosophe mais aussi de sociologue, il dressera une typologie des émotions puis nous parlera de l’impact des émotions sur la société et réciproquement.
Ensuite interviendra Pierre Buser, que l’on ne présente plus tant c’est un des plus grands spécialistes du cerveau, membre de l'Académie des sciences. Il nous fera part de ses réflexions sur les connaissances que nous avons aujourd’hui des liens entre le cerveau et la vie sociale.
Enfin Yves Agid, également membre de l’Académie des sciences et président de l’Institut du cerveau et de la moelle épinière, nous apportera l’éclairage du biologiste, mais aussi du clinicien avec une intervention sur « Troubles émotionnels, bases physiologiques et traitements » ».
Émotions et société :
Par Jean Baechler, Président de l'Académie des sciences morales et politiques, sociologue, philosophe et historien
Extraits de son intervention (à écouter en intégralité)
« Le sujet est très délicat et risqué, pour deux raisons, l’une de principe et l'autre de fait. La raison de principe trouve sa justification en ce que l'émotivité apparaît comme constitutive de l'équipement biologique et psychique de l'espèce humaine. Ce statut naturel et universel la rend peu susceptible, d'un côté, de sensibilité à des facteurs sociaux et culturels, au même titre que le fonctionnement de l'œil ou du foie. D'un autre côté, le rattachement à la nature semble prévenir l'émotivité d'exercer un rôle de facteur discriminant en matière sociale et culturelle, car, inscrite dans le dispositif naturel commun à tous les individus humains, elle porte sur le même et ne saurait expliquer l'autre. La raison de fait est l'état de faible développement de l'histoire et de la sociologie du psychisme humain, faute, d'une part, d'une conception unifiée et généralement reçue de celui-ci et, d'autre part, par le défaut d'une documentation infiniment lacunaire jusqu'au XIXe siècle et hors d'Occident.
Pour traiter, malgré tout et quelque peu, le sujet, il faut partir de quelque part. Mon point de départ sera une théorie développée, à des fins tout autres, au long de la dernière décennie [[J. Baechler, Nature et Histoire (2000), Esquisse d'une histoire universelle (2002), Agir, Faire, Connaître (2008), La nature humaine (2009)]]. Pour faire apparaître une ouverture sur l'objet considéré, la théorie peut être résumée par des propositions emboîtées :
- le propre de l'espèce humaine dans le règne humain est de n'être pas programmée, au sens où sa nature est définie par un ensemble cohérent de virtualités, dont les actualisations sont culturelles
- une espèce ainsi constituée est libre, en ce sens qu'elle reçoit en charge le soin d'inventer les expressions concrètes de son humanité : on naît moins humain qu'on ne le devient.
- étant libre, l'espèce est problématique, en ce que des problèmes lui sont adressés, qu’elle doit résoudre pour survivre.
- dont il résulte que l'espèce est libre - non-programmée -, finalisée - occupée par la résolution de ses problèmes -, rationnelle - équipée pour trouver les bonnes solutions - et faillible - capable des contraires
- à ces titres, tout ce qui est humain est inscrit dans un espace à quatre dimensions, biologique, psychique, anthropique - l'agir, le faire et le connaître mobilisé par la rationalité au service de la finalité - et culturelle
- pour se faire une idée de la dimension psychique, on part de la question : « quelle doit-elle être pour que l'anthropique soit possible ? » et l'on aboutit à la réponse : « une sensibilité soutenant une volonté éclairée par l'intelligence »
- la sensibilité se présente ainsi comme une centrale énergétique, mettant en œuvre des instincts, des émotions, des sentiments et des passions
- pour repérer les émotions, on pose la question : « en quel sens la sensibilité doit-elle être émue, de telle sorte que l'animal humain - une espèce grégaire de chasseurs-cueilleurs - devienne sensible à la dimension problématique des situations, et on fait émerger quatre polarités, selon que
- un danger suscite la peur ou la colère
- une issue inspire la joie ou la peine
- une occasion déclenche le dégoût ou le désir
- une conjoncture instille la surprise ou la « rassurance »
- tous ces mots sont très insuffisants pour désigner des états psychiques, car le langage découpe, isole, précise : il faudrait concevoir moins des émotions que des arcs émotifs infiniment nuancés.
Dans ce cadre théorique, une question peut être posée en termes assez précis, pour que des réponses puissent être avancées, au moins au titre d'hypothèses heuristiques : « dans quelle mesure et par quelles voies la dimension culturelle de l'humain peut-elle influencer les arcs émotionnels et, réciproquement, ceux-ci peser sur le culturel humain ? ». La question ignore délibérément, par une décision heuristique de simplification, les dimensions biologique et anthropique. Dans l'état actuel des connaissances, il n'est pas possible d'exposer de manière systématique des résultats. Il faut se contenter de circonscrire quelques dossiers prometteurs et de les présenter en forme de protocoles scientifiques, confrontant des hypothèses tirées de la théorie à des faits attestés. »
Présentation des intervenants :
Bérénice Tournafond est juriste, diplômée d’études supérieures en droit, chargée d’enseignement à l’Université de Paris XII et chef d’entreprise. Elle anime depuis plusieurs années, avec la participation d’académiciens, d’universitaires et de professionnels, un groupe de réflexion sur le système politique économique et social avec la préoccupation principale de replacer l’Homme au cœur de ces sujets et de lui redonner dans la société une place qui soit conforme à ses aspirations profondes.
Elle a organisé plusieurs colloques sur l’identité, la justice, le logement, la médecine, la participation à la vie politique… Elle réfléchit entre autres sur l’incidence émotionnelle du droit et des systèmes politiques sur l’homme.
Elle est l’auteur de plusieurs articles et coauteur de l’ouvrage La démocratie d’apparence édité par François-Xavier de Guibert.
- Jean Baechler est membre de l'Académie des sciences morales et politiques, sociologue, philosophe et historien.
En savoir plus :
Ecoutez la suite du colloque avec deux autres interventions :
- Pierre Buser, neurobiologiste, membre de l'Académie des sciences : Cerveau, émotions et vie sociale (2/3)
- Yves Agid, neurologue, membre de l'Académie des sciences : Le traitement de troubles émotionnels par la neurologie (3/3)
Consultez le site www.hommecontemporain.org pour retrouver les dates des prochains colloques
Consultez les précédents colloques « Un regard sur l'Homme contemporain à travers la science, la morale et la politique » sur le site de Canal Académie :
- L’influence de la spiritualité dans le comportement humain. Colloque Regard sur l’homme contemporain (1/3)
- Morale et communication : les fondements de la société humaine ? Colloque Regard sur l’homme contemporain (2/3)
- Agir et ressentir. Colloque Regard sur l’homme contemporain (3/3)
- La place de la politique dans les médias et la société (1/4)
- Monique Canto-Sperber et Philippe Lauvaux : la politique et la morale (2/4)
- Altruisme, politique et comportement de l’homme contemporain (3/4)
- Les émotions en politique et l’éthique en finance (4/4)
- Écoutez l'ensemble de nos émissions en compagnie de Jean Baechler, sur Canal Académie