Bien user de la langue, c’est ne pas abuser de certaines tournures !
À bas les abus de langage ! Tel est le credo de notre défenseur des lettres françaises. Dans cette nouvelle chronique, Pierre Bénard propose de rétablir l’ordre dans notre syntaxe en attaquant le mal à la racine avec l’emploi du verbe « abuser », hélas trop souvent (mal) employé dans nos médias ces derniers temps.
Je m’apprête à toucher un sujet délicat et, d’emblée, je prie mes lecteurs et auditeurs de bien vouloir me croire sur parole quand je déclare que je n’ai pas de goût particulier pour le scandale ni pour la gaudriole. En revanche, ils seraient aimables d’admettre que j’éprouve une forte passion pour notre langue française et la bonne manière d’en user.
Bien user de la langue... C’est précisément d’ « user » que je voudrais parler, ou, plus exactement, d’ « abuser », qui veut dire « user mal ».
Une actualité surprenante nous vaut, depuis quelques semaines, d’avoir les oreilles rebattues (« rebattues » et non « rabattues » comme celles du livre qui se rase), d’avoir, dis-je, les oreilles rebattues de phrases sur une femme « abusée sexuellement », ou « abusée » tout court. C’est, pour le dire nettement, de viol qu’il est question. Un synonyme de « violer », qui tient de l’euphémisme, c’est la locution « abuser de ».
Soyons précis : un homme qui « abuse d’une femme » possède cette femme contre le gré de celle-ci ou d’une manière incestueuse, les deux pouvant être réunis, bien sûr. Littré, à ce sujet, cite Bossuet puis Voltaire. « Pour venger sa fille dont Rodéric abusait », écrit Bossuet dans le Discours sur l’Histoire universelle. Et Voltaire, dans son Traité de métaphysique, « Nous flétrissons du nom d’incestueux le frère qui abuse de sa sœur ». Il reste que le viol, la possession forcée, entre bien évidemment dans l’emploi d’ « abuser de ».
« Abuser de », et non pas « abuser » ! Le verbe « abuser », dans ces significations, appelle un complément d’objet indirect, il est, comme on dit en grammaire, « transitif indirect ». La conséquence en est que l’on ne peut en tirer un participe passé passif « abusé ». De même que de « parler d’une affaire grave », on ne saurait tirer « une affaire grave parlée ». De même que de « médire de ses amis », on ne saurait tirer « ses amis médits ». De même que de « souffrir d’une maladie », on ne saurait tirer « une maladie soufferte ». Si je puis dire en bon français « un affront souffert », c’est parce que je pars d’un emploi transitif direct : « souffrir un affront ». On « souffre un affront » ou l’on « souffre d’un affront ». Ce n’est ni la même syntaxe ni la même idée.
Une femme qu’un homme possède de force, par violence, c’est une femme DONT CET HOMME ABUSE, ce n’est donc pas une FEMME ABUSÉE.
Une « personne abusée », c’est une « personne que l’on abuse », c’est-à-dire que l’on trompe, que l’on berne, que l’on roule, que l’on dupe, que l’on leurre, que l’on mystifie, que l’on fait marcher, que l’on fait courir, que l’on mène en bateau, à qui l’on fait prendre des vessies pour des lanternes. Une personne que l’on « possède », mais pas dans la valeur sexuelle du verbe « posséder ». L’incestueux Œdipe abusa de Jocaste en étant lui-même abusé, trompé par un destin qui lui dissimulait que Jocaste était sa propre mère. Et Jocaste était abusée dans le sens où les dieux cruels l’aveuglaient sur l’identité d’un époux qui était son
propre fils. Mais en tant que mère connaissant les étreintes de son propre garçon, Jocaste, je le redis, n’était pas abusée.
J’entends d’ici que l’on me dit : comment tourner la chose, alors, en bon français ? Une femme dont on abuse est « victime d’abus ». C’est presque aussi court qu’ « abusée », et, en plus, c’est correct. Et il n’est pas absolument besoin de préciser « abus sexuel ». Car le mot « abus », employé seul, ne peut signifier « tromperie ». L’ambiguïté n’est pas possible.
Voilà. J’ai trop parlé de ces choses déplaisantes. Mais il me déplaît trop qu’on abuse de la langue, surtout si c’est mille fois par jour, du dimanche au samedi, du matin jusqu’au soir.
Pierre Bénard
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