Espace non-fumeurs
Fumer est interdit dans les lieux publics, mais il est rare que l’on formule une prohibition, de nos jours, en des termes aussi crus que « défense de »... ou « interdiction de »... C’est ainsi que l’on aboutit, en évitant l’expression normale, à une phrase comme « La gare est un espace non fumeur », qui plaît médiocrement à Pierre Bénard.
J’entends régulièrement, au milieu des fumées de tabac s’élevant comme les fumerolles aux abords d’un volcan, que « la gare est un espace non-fumeurs ». J’en suis tout surpris et troublé. Le brouillard tabagique n’en continue pas moins de me noyer et de me faire tousser.
En toussant je m’attire les regards noirs des « usagers » pétulants que ma toux indispose, soit qu’ils y voient une manière hypocrite et lâche de leur reprocher leur fumerie, soit que l’irritation bruyante de mes muqueuses les gêne dans leurs méditations, car ils sont peut-être justement en train de se demander vainement ce que cela veut dire : « La gare est un espace non-fumeurs ».
Un « espace non-fumeurs », c’est obscur, c’est fumeux. C’est peut-être pour cela qu’ils fument comme des sapeurs. Beaucoup de gens ont besoin de fumer pour penser. Ils cherchent à comprendre, grillant une cigarette, puis une, puis une, ils cherchent, dis-je, à comprendre ce
que la voix suave qui parle dans les hauteurs peut bien, diable ! Vouloir dire en annonçant ceci : « La gare est un espace non-fumeurs ».
Je les comprends de fumer. Du reste, je fume aussi. Comprenez que je peste, que je rage, en même temps que je tousse, non contre eux, les infortunés, que ma toux dérange et assombrit, mais contre ceux qui ont forgé ce monstre grammatical et cette molle circonlocution : « La gare est un espace non-fumeurs ». A propos de « circonlocution », certains de mes auditeurs se rappelleront peut-être que j’ai ici même regretté la confusion avec « circonvolution ». Eh bien ! J’ai labouré la mer et prêché dans le désert. Les « circonvolutions » continuent joyeusement. Mais
fermons cette parenthèse mélancolique.
« La gare, assure la voix avenante, est un espace non-fumeurs ». Ils fument et moi, je fume aussi en toussant, je rage, je peste, enfin je peste entre cuir et chair, n’est-ce pas ?
Je ne dis rien, ou si je parle, c’est en moi-même, c’est in petto, je parle à mon bonnet.
Des espaces non-fumeurs, sont-ce des espaces qui ne fument pas ? Veut-on nous prévenir que la gare, comme moi d’ailleurs, n’en grille pas une ? En tous les cas, ce n’est pas un espace non fumeux. Trêve de plaisanterie. Si je fume, c’est que j’ai compris. On veut m’aviser que la gare est un lieu où l’on ne fume pas.
Sous cette forme, c’est plus long mais nettement plus français.
Mais, si j’osais, je conseillerais :
« Il est interdit de fumer dans la gare ». Ce serait français et très net.
Mais ne serait-ce pas trop dur, voire insultant ?
Notez qu’il m’est arrivé de l’entendre (non sans surprise). D’entendre cela, ou à peu près. Car on a un tel goût du long, du compliqué, de l’ample, de l’ampoulé, que « dans la gare » était devenu « dans l’enceinte de la gare ». Du reste, on y a renoncé depuis et l’on nous sert régulièrement, comme une sorte d’incantation, d’affirmation magique propre à changer le réel, à éteindre les cigarettes et
à purifier le solfatare : « La gare est un espace non-fumeurs ».
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