La Sainte Anne de Léonard de Vinci : le point sur l’un des plus grands chefs-d’œuvre, inachevé aux yeux de son maître
Chaque époque "invente Léonard" disait Daniel Arasse. Dans cette émission, les plus grands spécialistes de la peinture s’expriment sur la Sainte Anne avec la Vierge qui occupa Léonard de Vinci près de 20 ans et qu’il laissa inachevée à sa mort en 1519 : histoire d’un tableau testament à l’occasion de l’achèvement de sa restauration en 2012 et de l’exposition du Louvre la même année qui lui fut entièrement dédiée, intitulée La Sainte Anne, l’ultime chef-d’œuvre de Léonard de Vinci.
Seule une quinzaine de tableaux attribués à Léonard de Vinci (1452- 1519) est parvenue jusqu'à nous. On peut imaginer qu'il en a réalisés bien davantage. Si bien que, lorsque le Louvre programme la restauration d'un des tableaux du maître de la Renaissance en sa possession, toute la planète des historiens d'art et des spécialistes de la conservation des œuvres vibre à l'unisson. On peut parier aisément que chacun mettra un point d'honneur à ne pas manquer ce rendez-vous au chevet du tableau pour le redécouvrir.
Les cent trente-cinq œuvres rassemblées pour cette exposition ont permis de saisir l'incroyable et fascinante histoire de cette composition. Les prêts ont été exceptionnels. Les tableaux ou les dessins de Léonard sont très rarement déplacés de leur collection d'origine. Ainsi, le très fameux carton de Burlington House de la National Gallery de Londres a fait le voyage jusqu'à Paris. Le carton servait à une ébauche précise, ensuite piquée de trous minuscules rapportés sur la toile pour différencier les éléments de la composition. Celui-là est une sorte d’instantané préparatoire du long processus de création du tableau final de la Sainte Anne que cherchait à peindre Léonard de Vinci vers 1500. Il est de dimension quasi équivalente à l'œuvre obtenue mais diffère complètement du tableau final comme l'atteste l'absence de tout marquage mécanique le long des contours. Le carton de Burlington ne servit jamais. Saint-Jean-Baptiste enfant a disparu et la position pyramidale entre la Vierge et sa mère n'est pas encore établie. Le visiteur pouvait ainsi à loisir comparer les deux œuvres, présentées côte à côte pour la première fois. La réunion de ces deux pièces maîtresses constitua le sommet du parcours de l'exposition : mine de plomb rehaussée de blancs d'un côté, palette habituelle de la peinture aux tons doux de Léonard, de l'autre. Le tableau Sainte Anne avec la Vierge du Louvre, restauré pour l'occasion, éclatait de couleurs et de lumière, laissant apparaître des détails cachés par l'épaisseur des vernis au fil des siècles.
Toujours parmi ces prêts extraordinaires, la présentation de vingt-deux dessins de la collection de Sa Majesté la Reine Elizabeth II montrèrent la démarche artistique de Léonard, ses expériences, ses recherches pour trouver le lien de cette Incarnation symbolique dont il chercha une interprétation nouvelle. Des œuvres d’autres peintres autour du thème de la "Sainte Anne trinitaire", tradition iconographique par excellence de l’Occident chrétien, accompagnaient La Sainte Anne de Léonard dans ce parcours qui méritait de prendre son temps pour caresser d'un œil neuf cette œuvre placée "en majesté" et que l'on peut toujours, bien sûr, admirer au Louvre.
Vincent Delieuvin, commissaire de l’exposition, Pierre Curie directeur du département peinture du Centre de recherche et de restauration des Musées de France et Cinzai Pasquali, la restauratrice professionnelle qui est intervenue sur l’œuvre, sont les trois invités de Canal Académie pour évoquer l’histoire de ce tableau peint sur quatre planches de peuplier qui exerce depuis des siècles, une véritable fascination !
Pour preuve, la citation de l’historien d’art Otto Mündler de 1850 qui figure en exergue d’un des chapitres du magnifique catalogue de l’exposition La Sainte Anne, l'ultime chef-d'œuvre de Léonard de Vinci, au titre éponyme, publié par les Éditions du Louvre.
[…] je n’admettrai jamais qu’un autre que Léonard ait pu peindre ce chef-d’œuvre, une des perles du Musée et un des prodiges de l’art […] Il nous reste seulement à désirer de voir disparaître les taches dont la restauration a parsemé la surface de ce tableau, et principalement la draperie bleue de la vierge.
Des propos du XIXe siècle qui laissent songeur sur la puissance attractive de ce chef-d'œuvre.
Vincent Delieuvin est conservateur au département des Peintures du musée du Louvre, en charge de l’art italien du XVI e
siècle. En 2009, il a été co-commissaire de l’exposition Titien, Tintoret, Véronèse, Rivalités à Venise présentée au Louvre. Commissaire de l’exposition consacrée à la Sainte Anne de Léonard de Vinci, il prépare actuellement une rétrospective sur les dernières années de Raphaël, organisée en partenariat avec le Musée du Prado, pour octobre 2012 au Louvre.
Dans cette émission, le jeune conservateur commence par présenter le thème iconographique de Sainte Anne, mère de la Vierge Marie, et grand-mère du Christ. Le thème né au XIIIe siècle, fut particulièrement en vogue dans l'Europe chrétienne du temps de Léonard pour des raisons politiques et de dévotion. On le retrouve aussi dans la peinture flamande. Léonard entame sa réflexion sur l'œuvre à partir de 1500. Les débats sont vifs. On pense que Léonard a décidé lui-même de ce sujet, sans commanditaire, afin de marquer son retour à Florence, capitale des arts de l'époque, après son séjour à Milan à la cour du Duc Ludovic Sforza. Entre 1500 et 1506, les Florentins eurent la possibilité d'admirer les différentes esquisses réalisées par Léonard : des cartons donc, mais également une ébauche peinte de la Sainte Anne.
L'adoption de ce thème par les artistes de la Renaissance participe au débat de leur époque, à savoir l'affirmation du dogme de l'Immaculée conception qui défend l'idée d'une descendance maternelle du Christ hors procréation naturelle.
Selon le Nouveau Testament, Sainte Anne mourut avant la naissance du Christ. Son iconographie est donc symbolique et non historique. Elle inscrit l’Incarnation de Dieu au sein d’une lignée dont la sainteté est révélée par l’analogie formelle avec la Trinité, formée par Dieu le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Elle se développe avec la controverse de l’Immaculée conception de la Vierge qui s’était envenimée au début du XVe siècle.
Quels sont, dans ce contexte précis, les caractères novateurs de l'œuvre de Léonard ?
Vincent Delieuvin répond aux questions de Marianne Durand-Lacaze et retrace l'histoire de la place qu'occupe le tableau La Vierge à L’Enfant avec Sainte Anne au sein du Louvre depuis son arrivée en 1797. L'œuvre, au cours de son histoire, a fait couler beaucoup d’encre et a donné lieu à des interprétations qui se révèlent fausses aujourd’hui. Qu’ont apporté les dernières découvertes, surtout à partir de 1990 ? Qu’a-t-on appris grâce à la campagne de restauration scientifique entreprise en 2010 et qui a duré 2 ans, d’un point de vue historique ? Car avant de toucher au tableau, tout une série d’examens et de recherches dans les archives sont effectuées pour préparer au mieux la phase d’intervention directe sur le tableau. Qu’a-t-on appris sur le « Dossier Sainte Anne » ? Sur le commanditaire ? Ces recherches ont écarté l'idée très ancienne qu'il eût appartenu à Richelieu qui l'eût offert au Roi.
En 2008, on découvre au revers du tableau des dessins, à peine visibles à l'œil nu que la photographie sous infrarouges a mieux révélés. Deux d'entre eux sont identifiés de la main de Léonard. Le visiteur a pu les voir lors de l'exposition où le revers de l'œuvre était montré, le visiteur pouvant effectuer le tour du tableau et découvrir à côté des quatre planches de peuplier qui composent le tableau, les photographies sous infrarouges dévoilant une tête de cheval, proche de celles conçues par Léonard pour la Bataille Anghiari et la moitié d'une tête de mort ressemblant à l'une de ses études conservées à Windsor. Un enfant tenant un agneau est également dessiné.
L'œuvre demeure inachevée, Léonard de Vinci a transformé les parties qui lui restaient à peindre, a modifié les plis du manteau bleu de la Vierge, mais ses ultimes volontés n'ont pas été reportées sur le tableau lorsqu'il meurt en 1519 au Clos Lucé en France. François Iier acquit le tableau de Salaï, l'un des deux disciples de Léonard, à qui le maître avait légué ses tableaux.
Peut-on qualifier ce tableau d’œuvre testamentaire dans la mesure où il concentre à la fois les connaissances en arts et en sciences de Léonard de Vinci ? Quelle place occupe cette œuvre par rapport au restant de ses œuvres ? Existe-t-il un "Léonard intime" derrière le traitement original qu’il fait de ce thème en vogue ? Comment interpréter l’inachèvement du tableau ? Pourquoi l’œuvre semble rester éternelle et source d’inspiration pour des générations de peintres malgré les siècles qui nous en séparent ?
Le catalogue remarquable est à la hauteur de l'exposition, exceptionnel événement. Il permet de comprendre et de découvrir sous un jour nouveau, la formidable genèse de l’œuvre qui s’étend sur plusieurs années. Une grande partie du tableau fut peinte à Milan entre 1508 et 1513. Au fil des pages, on voit toute les déclinaisons de la Sainte Anne par les dessins préparatoires parvenus jusqu'à nous, les cartons, les peintures d’atelier réalisées par lui-même ou ses élèves, pour aboutir à l’accord final du tableau que Léonard de Vinci avait emmené avec lui en France au Clos Lucé, accueilli par François Ier.
La campagne de restauration menée par les laboratoires du Centre de recherches et de restauration des musées de France (le C2RMF) a également apporté son lot de révélations. Tout d'abord, on a pu
vérifier l'excellent état de la peinture originale sous les vernis. On en sait davantage sur la démarche artistique et sur « l’art de peindre » de Léonard. Le 20 juin 2012, alors que s'achevait quelques jours plus tard l'exposition du Louvre, le C2RMF a organisé une journée d'étude à l'Institut national d'histoire de l'art à Paris, intitulée "Restaurer Léonard de Vinci". Les conservateurs ayant en charge les restaurations récentes ou en cours des tableaux de Léonard se sont penchés sur le bilan de ces restaurations pour comprendre la technique et la démarche créatrice du maître. Présents ce jour-là, Cinzia Pasquali restauratrice de la Sainte Anne pour le Louvre, Pinin Brambilla restauratrice de La Cène (Milan), les restaurateurs qui interviennent sur L'Adoration des Mages( Florence), et Larry kheith, restaurateur et directeur du département de la conservation de la National Gallery (Londres).
Ce jour-là, la restauratrice Cinzia Pasquali et Pierre Curie, le conservateur en chef chargé de la filière peintures du département du C2RMF, ont accepté de répondre aux questions de Marianne Durand-Lacaze sur l'historique des études menées par le centre sur la Sainte Anne et sur l'expérience particulière de cette restauration. Tous les deux racontent leur joie d'avoir vu pendant 15 mois cette œuvre de manière privilégiée. Ils expliquent les précautions nécessaires à une telle entreprise d'un point de vue technique et juridique. L'œuvre est ressortie de cette campagne de restauration avec une palette plus intense, un relief et une profondeur nouvelle qui lui rendent à la fois sa subtilité et une lisibilité nouvelle. La partie basse du tableau autrefois assombrie laisse voir dorénavant un cours d'eau. Dans la partie haute, de nouveaux détails dans les paysages d'arrière-plan sont apparus. Ces révélations par ces nouvelles découvertes complètent la vision du monde que Léonard de Vinci voulait inscrire dans ce tableau, au-delà de l'ordonnancement des regards et des gestes des trois figures qu'on avait bien repérés depuis longtemps comme une codification nouvelle de l'interprétation qu'il avait faite du thème de la Sainte Anne trinitaire.
C'est en 1950 qu'on a radiographié et restauré la Sainte Anne mais durant les siècles précédents, des restaurations multiples ont aussi été réalisées sur le tableau avec les moyens de leur époque. En 1991, le Louvre envisagea une campagne de restauration devant l'altération de l'œuvre. Les moyens techniques de restauration avaient énormément progressé : réflectographie infrarouge, analyses non invasives par flurescence X, par diffraction X, par spectrocolorimétrie ainsi que par mesures d'épaisseur des vernis par microscopie confocale. De nouvelles techniques d'analyses ont même été mises en œuvre spécifiquement pour la Sainte Anne : la microtopographie (à l'échelle du micron) et la Technique de l'imagerie ultra haute définition qui donne une image de plusieurs gigapixels et une résolution d'environ 30 microns. Ces logiciels mis au point par le C2RMF, sont repris maintenant dans plusieurs musées du monde et sont proches des techniques utilisées par la NASA.
En écoutant nos trois invités, nous espérons que vous aurez envie de retourner au Louvre et de laisser plonger votre regard dans cette œuvre maîtresse de la peinture.
Pour en savoir plus
- Musée du Louvre
- Catalogue d'exposition sous la direction de Vincent Delieuvin, La Sainte Anne, l'ultime chef-d'œuvre de Léonard de Vinci , Édition Musée du Louvre et officia Libraria, imprimé en Italie, 2012.
- Pour voir les images de la restauration du tableau
- Otto Mündler
- Retrouvez une autre de nos émissions consacrée à la Sainte Anne avec la Vierge : La Sainte Anne, l’ultime chef-d’œuvre de Léonard de Vinci
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Les livres de nos invités :