Science-Fiction par Michel Pébereau : La fille automate de Paolo Bacigalupi

Cri d’alarme sur les créatures artificielles ? Oui, mais aussi formidables héros humains...
Michel PÉBEREAU
Avec Michel PÉBEREAU
Membre de l'Académie des sciences morales et politiques

Un excellent roman de science-fiction qui offre une réflexion sur les risques générés par une créature humaine fabriquée artificiellement, séduisante, certes mais dangereuse, surtout quand elle entre en surchauffe ! La fille automate se prénomme Emiko... Une fable mais aussi un roman d’aventures où les héros, les vrais, ne manquent pas ! Quant au lecteur, Michel Pébereau, il espère que le jeune auteur, récompensé du grand prix Locus pour ce roman, en publiera bientôt quelques autres !

L’avenir qu’imagine Paolo Bacigalupi n’est guère séduisant. L’humanité est à peu près privée de ses ressources d’énergie traditionnelles. Elle est menacée, dans les grandes zones côtières, par la montée des océans. Elle a plus ou moins perdu le contrôle des mutations des bactéries et des virus, mais aussi des plantes. Elle est périodiquement affectée par des épidémies mortelles, des pestes des temps modernes. Ces bouleversements énergétiques et environnementaux ont profondément modifié les équilibres géopolitiques. Du fait de sa rareté, l’énergie est au centre du système économique et financier. Elle est désormais largement d’origine végétale. Les progrès des biotechnologies ont aussi permis de fabriquer artificiellement de gigantesques pachydermes, dont la force est utilisée comme moteur dans les usines ; et aussi des chats qui se reproduisent librement et hantent les cités…


C’est dans le royaume de Thaïlande que se situe l’action. Bangkok a été protégée de la montée des eaux par la construction de gigantesques digues. La stabilité politique est assurée par la dynastie royale, que nul ne songe à contester : un régent, le Somdet Chaopraya, règne au nom de la reine. La population reste l’une des mieux alimentées de la planète, car le royaume dispose d’une banque de semences qui ont été miraculeusement préservées : un trésor de diversité biologique. Deux grands groupes multinationaux d’origine occidentale s’intéressent de près au pays : Pur Cal qui développe les nouvelles formes de production d’énergie propre, et Agri Gen, qui est lancée dans une course à la fabrication de plantes résistantes et comestibles, pour assurer l’alimentation de l’humanité. Le commerce extérieur thaï est contrôlé par deux grandes administrations : le ministère de l’environnement et ses chemises blanches qui doivent éviter les importations susceptibles de déstabiliser les équilibres naturels ; et le ministère du commerce qui est en charge des intérêts économiques du pays. Les deux bureaucraties sont engagées dans un combat sans merci pour s’approprier l’argent de la corruption qui règne sur les échanges extérieurs. Leur antagonisme prend un tour nouveau du fait d’un coup d’éclat de l’un des responsables de terrain des chemises blanches, Jaidee, qui lutte contre les trafics et la corruption et y a gagné une réelle popularité et un surnom : « le Tigre incorruptible de Bangkok ». Ses initiatives accélèrent le déclenchement d’un coup d’Etat que préparait secrètement le ministre du commerce, avec l’appui de l’armée. Les responsables locaux des deux grandes compagnies internationales, et un homme d’affaires chinois avisé, exilé en Thaïlande après avoir perdu sa fortune dans une révolution en Malaisie, cherchent à tirer leur épingle du jeu, et à mettre la main sur la banque de semences.


C’est au milieu de ces intrigues et de ces manœuvres que survient l’intervention, bien involontaire mais perturbatrice, d’Emiko. Emiko fait partie d’un « Nouveau Peuple » : c’est une créature humaine artificielle, le produit, très sophistiqué de l’industrie japonaise. Ses pareilles sont interdites de séjour en Thaïlande. Elle y est entrée comme assistante d’un homme d’affaires japonais ; celui-ci l’a illégalement vendue à un thaïlandais, lorsqu’il a quitté le pays. Elle est exploitée comme fille de joie par son propriétaire : c’est une source de revenus exceptionnelle car elle est programmée pour satisfaire les caprices les plus extravagants des humains. Seulement voilà ! Sous le coup d’émotions trop intenses, elle entre en surchauffe. Elle peut alors se mettre brutalement à fonctionner en accéléré et se transformer sans le vouloir en une véritable machine de guerre…


La fille automate peut être lue comme une fable, critique, sur les relations entre les autorités d’un pays émergent et de grandes entreprises internationales qui commercent avec lui. La corruption fait partie de leur vie de tous les jours. Elle est utilisée sans vergogne par les uns, et constitue l’attrait essentiel du pouvoir pour les autres.
Mais ce roman est aussi un cri d’alarme sur les dangers, en matière de biotechnologies, de progrès scientifiques dont l’homme risque de perdre le contrôle, qui peuvent conduire à des pandémies, à la famine, et même, qui sait ? à l’émergence d’une société où un nouveau peuple viendrait remplacer notre espèce.


C’est enfin un extraordinaire roman d’aventures, avec des héros, bons ou méchants, qui sont des humains ordinaires. Ils ont leurs défauts et leurs qualités ; ils sont individualistes, mais capables d’actes désintéressés, de solidarité. Même leur corruption a ses règles, son éthique. Ils s’efforcent de maîtriser leur destin mais sont souvent impuissants face aux forces qui se déchaînent, dans un monde où la vie humaine a peu de prix. La fille automate, le tigre, et le vieux chinois sont des personnages forts ; ils sont entourés de seconds rôles qui ne manquent pas de présence.


La fille automate est le premier roman du jeune américain Paolo Bacigalupi. Il a été récompensé en 2010 par le prix Locus, du nom d’un célèbre magazine de science-fiction américain, dont les lecteurs décernent chaque année cette distinction depuis 1980. Il faut espérer qu’il sera suivi de beaucoup d’autres.


- La fille automate de Paolo Bacigalupi
Traduction de Sara Doke
Ed. Au diable Vauvert (595 pages) (23 €)


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