La longue marche de Jean Dewasne (1921-1999), artiste majeur de la peinture abstraite du XXe siècle
Esprit activiste, peintre qui a très tôt opté pour un art "constructif", Jean Dewasne a été un grand maître de l’abstrait de la seconde moitié du XXe siècle. Dans cette chronique, Lydia Harambourg, correspondant de l’Académie des Beaux-Arts, présente avec finesse un artiste qui a su imposer avec force un univers époustouflant de couleurs et de formes géométriques.
L'entrée en abstraction
Le jeune Jean mène conjointement des études classiques et musicales. Pour celui qui étudie le violon dès l’âge de six ans et qui reconnaîtra plus tard que « La musique est le seul art enseigné sérieusement dès l’enfance », l’art lui est révélé par un peintre professeur de son lycée. Il sera peintre. La visite de l’exposition de 1937 sera décisive. A Paris, il entre à l’École des Beaux-arts où il suit les cours d’architecture. Mais c’est dans les ateliers de Montparnasse que les discussions enflammées le forment. « Le brassage brûlant de toutes théories et de tous styles faisaient surgir des ferments incroyablement féconds. C’était vraiment cela l’École de Paris ». Il fait une première exposition en 1941 à la galerie l’Esquisse : des peintures pointillistes dans lesquelles le sujet s’efface sous la pression des contrastes de couleurs. A la fin de la guerre, Dewasne est devenu abstrait.
Lorsque Dewasne découvre la similitude de ses recherches avec celles de ses grands aînés : Hartung (auquel il succédera à l’Académie en 1993), de Staël, Poliakoff, Domela, l’abstraction envahit les cimaises de la capitale. Conforté, il s’enthousiasme pour ce qu’il sait être l’unique voie de la peinture moderne. En 1945, la galerie Drouin a fait l’événement avec des œuvres présentées sous le titre d’ « Art concret » de Robert et Sonia Delaunay, Domela, Freuddlich, Gorin, Herbin, Magnelli, Pevsner, Taueber-Arp, Van Doesburg fondateurs du mouvement « Cercle et Carré » converti en « Abstraction-Création » en 1929-1930. En 1946, Dewasne présente à la galerie Drouin sa première exposition de peinture abstraite.
Prix Kandinsky
Salon des Réalités Nouvelles
En 1946, Dewasne reçoit le Prix Kandinsky décerné pour la première fois. « Destiné à couronner la recherche de jeunes peintres dans le domaine de l’abstraction » le prix, d’un montant de 12 500 francs, a été créé par Nina Kandinsky, en mémoire de son mari décédé en 1944. L’offensive abstraite prend ses marques à la galerie Denise René, ouverte fin 1944, rue La Boétie. En 1946, Dewasne participe à une exposition collective aux côtés de Deyrolle, Hartung, Schneider, Arp, Poliakoff, Sonia Delaunay. Tous se retrouvent le samedi à la galerie et poursuivent leurs conversations dans un café de la rue Duvivier. Se voyant exclus des salons officiels, ces artistes décident de fonder leur propre salon.
Ce sera le Salon des Réalités Nouvelles dont l’unique règlement est de présenter une œuvre non-figurative, sans sujet identifiable. Dewasne y participera annuellement dès l’ouverture en 1946. Il donne une série de conférences centrées sur les idées pédagogiques de Klee et de Kandinsky au Cercle de la rue Cujas. Artiste phare de la galerie Denise René, il participe à des expositions et à des groupes itinérants en Scandinavie et en Belgique qui contribuent à diffuser l’art abstrait à l’étranger. Dès cette époque il bénéficie d’une forte audience au Danemark où il aborde les problèmes de l’art abstrait au musée de Thorwaldsen à Copenhague. En 1949, il illustre Préface à un livre futur de Lautréamont (Ed. Sörensen) qui se termine sur un monochrome jaune.
Sa peinture évolue. De formes découpées et assemblées dans des tonalités sombres, il découvre que l’on peut tout faire avec quatre couleurs sur un même plan. En 1949, il écrit son Traité de la peinture plane qui sera publié en 1972, texte majeur en matière théorique pour une compréhension de son œuvre plastique. Préfigurées en 1948 par sa première peinture murale, La joie de vivre, ses théories sur le plan et la forme, les illusions optiques du chromatisme : lorsqu’un bleu et un rouge se touchent, l’on observe une petite ligne colorée à l’intersection comme une vibration rosée. La couleur s’impose en force à partir de 1952.
1950-1953 l’Atelier d’art abstrait
A la polémique qui oppose les tenants d’une abstraction géométrique, dite froide, à ceux d’une abstraction lyrique «chaude», Dewasne répond sans ambiguïté : « L’abstraction est une éthique, un mode de vie qui s’adapte ». Son militantisme balaye tout, y compris la figuration. Il est urgent d’imposer un art constructif participant pour lui « à une action directe avec la communauté humaine ». C’est animé de cet esprit activiste que Dewasne crée en 1950, avec Edgar Pillet, son Atelier d’art abstrait rue de la Grande Chaumière.
En réalité c’est à la demande de l’ambassade américaine que Dewasne ouvre un atelier destiné à accueillir les G.I. auxquels leur gouvernement alloue une bourse de quatre ans. L’atelier ne désemplit pas, rapidement fréquenté par des étudiants venus du monde entier. Dewasne enseigne les règles de l’abstraction et la « technologie de la peinture » qui consiste en l’étude de la chimie des couleurs, la théorie sur la vision, la colorimétrie.
Pour Dewasne il y a deux façons d’appréhender la couleur : « la couleur lumière » où l'on étudie le spectre solaire pour en extraire les couleurs à l’état pur, et « la couleur matière », donnée par les couleurs chimiques des tubes. Il observe qu’il existe les couleurs solides et les couleurs fugaces, et étudie les ouvrages des ingénieurs de chez Philips. Les problèmes de technique plastique liquide retiennent son attention. Les matières sont rares et rapportées de Suisse et de Suède par ses élèves. Les réactions à sa pédagogie ne se font pas attendre. Le critique Charles Estienne publie un brûlot : « L’art abstrait est-il un académisme ? » auquel répond Léon Degand « L’épouvantail de l’académisme abstrait » en défenseur de Dewasne. Le peintre a trouvé son langage.
1951 Les laques glycérophtaliques
Les antisculptures
L’apothéose de Marat (acquise par le Centre Pompidou) réalisée en 1951 est une œuvre charnière. Elle inaugure un grand format (2,60mx9m) et un matériau nouveau, l’isorel, qu’un récent rapport de l’Unesco recommande aux peintres pour sa durée. Surtout Dewasne recourt à une peinture industrielle, des laques glycérophtaliques en pot. La même année apparaissent ses premières antisculptures, qu’il appelle ainsi car il s’agit d’un volume peint comme un tableau qui aurait des bosses et des trous.
Dewasne raconte « j’ai trouvé un arrière de voiture de course d’avant-guerre dont la forme m’a intéressé. J’en ai scié la base, je l’ai mise debout et je me suis aperçu que je pouvais peindre l’intérieur et l’extérieur (...) Ce n’est pas une sculpture : c’est une peinture qui au lieu d’être sur un plan, est une surface creusée ou bombée». Le Tombeau d’Anton Webern inaugure une suite d’œuvres à partir desquelles il explore les possibilités de ces espaces non-euclidiens en utilisant les variétés de carrosseries automobiles comme les cabines de semi-remorques, les carénages de moto.
Un vocabulaire nouveau révélant des émotions inconnues. Ainsi découvre-t-il que les trois couleurs fondamentales ne sont pas, le rouge, le jaune et le bleu, mais le rouge, le vert et le bleu. Quant au jaune, il transparaît par oscillation. Ces nouvelles possibilités esthétiques sont à mettre en parallèle avec les recherches contemporaines du dodécaphonisme et de l’atonalisme, familiers à celui qui a pratiqué deux disciplines complémentaires, la musique et l’architecture.
En 1953, l’atelier d’art abstrait ferme et Dewasne rompt son contrat avec Denise René.
Dewasne développe sa pédagogie avec des conférences à Paris « L’art abstrait et le matérialisme didactique », en réaction contre le réalisme socialiste, aux prises de positions violentes contre l’abstraction, mais aussi en Europe, en Amérique du sud, tout en participant à des expositions internationales.
De retour en 1955, Dewasne assiste au triomphe de l’abstraction lyrique.
En 1956, Dewasne expose chez Daniel Cordier, qui a ouvert une galerie rue Duras. Il est entouré de Dubuffet et de Matta. L’ancien secrétaire de Jean Moulin a suivi les cours de l’atelier comme auditeur. S’il reconnaît en Dewasne un théoricien rigoureux, il déclare «la peinture géométrique était froide ; il l’a « baroquisée ». En 1962, il expose à la galerie Cordier de New York.
En 1966 a lieu sa première rétrospective à la Kunsthalle de Berne.
Grandes réalisations monumentales :
Pour les Jeux olympiques de 1968 à Grenoble, il réalise 16 peintures murales de 3 m de haut sur 60 m de long pour le Stade de glace.
La même année, il représente la France à la Biennale de Venise.
Il réalise des ensembles de plus en plus grands.
La Longue Marche est présentée à l’ARC du Musée d’art moderne de la ville de Paris, avant d’être installée à la faculté de Lettres de Lille. Il s’agit de 36 panneaux de 100 m de long sur 2 m de hauteur.
Grenoble 70 est une fresque de 1200 m2 d’une peinture pour le musée d’art moderne de Grenoble.
Citons quelques autres réalisations :
- 1972 : Habitacle rouge, une œuvre tridimensionnelle
- 1973 : Stella au musée Soto à Ciudad de Bolivar Vénézuela, 3,33 de haut sur 10 m de long
- 1975 : Quatre œuvres murales de 10 m de long pour le siège social de Renault et deux œuvres murales de 110 m de long pour le métro de Hanovre
- 1977 : Mural au Lycée de Millau 580 m2
- 1979 : Peinture tridimensionnelle dans l’usine Gori au Danemark 7 km de tubes et 20 réservoirs.
- 1985 : Projet pour la Grande Arche de La Défense de l’architecte Otto von Spreckelsen. Les 4 peintures de 100 x 70 sont réparties sur les 32 étages du bâtiment.
- 1986-89 : Exécution des muraux de la Grande Arche qui représentent au total 15 280 m2 émail cuit à 120° sur plaque d’acier.
Il continue toujours ses «antisculptures» et pratique la sérigraphie depuis 1966. Il réalise des tapisseries pour la Manufacture des Gobelins.
Dewasne laisse de nombreux écrits sur ses recherches et sur l’histoire de l’art. Ses œuvres sont conservées au Centre Pompidou, musée national d’art moderne et dans la donation Cordier.
Texte de Lydia Harambourg, membre correspondant de l’Académie des Beaux-Arts
Auteur de L’École de Paris 1945-1965 : Dictionnaire des peintres,
Ides et calendes, Neuchâtel, 1993, réédition 2010
En savoir plus
- Historienne et critique d’art, spécialiste de la peinture du XIXe et XXe siècle, particulièrement de la seconde École de Paris, Lydia Harambourg a publié un dictionnaire sur L’École de Paris 1945-1965 (prix Joest de l'Académie des beaux-arts) et Les peintres paysagistes français du XIXe siècle.
- Monographies de Lydia Harambourg : André Brasilier (2003), Yves Brayer (1999, Prix Marmottan de l’Académie des beaux-arts en 2001), Bernard Buffet (2006), Jean Couty (1998), Olivier Debré (1997), Oscar Gauthier (1993), Louis Latapie (2003), Pierre Lesieur (2003), Xavier Longobardi (2000), Jacques Despierre (2003), Georges Mathieu (2002 et 2006), Chu Teh Chun (2006) ou encore Edgar Stoëbel (2007).
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