La Légion d’honneur : "Les Français restent fiers de leurs décorations nationales"
Vous vous posez plusieurs questions relatives à la Légion d’Honneur et aux récompenses nationales ? Vous voulez connaître leur sens, leur lien avec le pouvoir, les critères d’attribution, les grades, ou le nombre réel de décorés ? Dans le studio de Canal Académie, nous avons posé toutes ces questions en votre nom au Grand Chancelier de la Légion d’honneur, également Chancelier de l’Ordre national du Mérite, le général d’armée Jean-Louis Georgelin, ancien chef d’état-major des armées, qui fut nommé à la Grande Chancellerie le 9 juin 2010.
1. Première question : les récompenses nationales, la Légion d’Honneur comme l’Ordre national du Mérite ou d’autres décorations, ont-elles encore un sens dans la société contemporaine ? Et si oui, à quels besoins répondent-elles ?
J.L.G : "Je crois qu’elles correspondent à un besoin fondamental de toute société qui est de se voir reconnu pour ses mérites, d’être désigné aux autres comme quelqu’un de méritant. Une société a besoin que l’on désigne certains de ses citoyens comme exemple pour les autres. La Légion d'Honneur est un vrai "marqueur" de l'identité nationale française. Elle fait partie des grandes institutions qui ont traversé la Révolution et qui jouissent d'un prestige considérable en France et à l'étranger".
2. Le lien avec le pouvoir et le processus d'attribution : Quelles sont les relations entre La Grande Chancellerie -qui est une institution d’Etat- et le pouvoir politique : Quel est le rôle du Conseil de l’Ordre, celui du Grand Maître et celui du Grand Chancelier ? Qui est habilité à proposer les décorations ?
J.L. G. "Le véritable "patron" si l'on peut utiliser ce mot, de la Légion d'Honneur est le Grand Maître, c'est-à-dire le Président de la République, fonction héritée de l'Empereur, et institutionnalisée d'ailleurs tardivement en 1881 par Jules Grévy. On codifie notamment à ce moment là le grand collier comme insigne de la fonction de Grand Maître. Le Grand Maître dispose pour administrer la Légion d'Honneur du Conseil de l'Ordre (17 membres), présidé par le Grand Chancelier. Il faut savoir que ce sont les Ministres (et donc le pouvoir exécutif) qui proposent au Conseil de l'Ordre les citoyens qui méritent d'être distingués. Nul ne peut demander de lui-même à être décoré. Il faut être proposé par un ministre, lequel transmet le "mémoire de proposition" (dossier de candidature) non pas directement au Président de la République, mais au Conseil de l'Ordre qui examine alors le dossier. Le Grand Maître ne peut pas remettre de Légion d'honneur qui n'ait été approuvée par le Conseil de l'Ordre. Celui-ci veille à sa propre indépendance. Les liens avec le pouvoir politique ne sont pas si difficiles que cela à gérer car chacun connaît parfaitement son rôle, sa place et sa fonction. Il y a donc un équilibre qui s'établit entre le pouvoir politique et le Conseil de l'Ordre".
3. Les critères d’attribution de la Légion d’honneur: Sont-ils toujours les mêmes depuis la création de l’Ordre par Bonaparte (1802) ou ont-ils évolué ? La notion de mérite elle-même a évolué…
J.L. G. Sur quels mérites la décoration est-elle décernée ? C'est une question fondamentale et souvent mal comprise : on croit souvent que la Légion d'honneur est décernée à titre militaire. Elle le doit au fait qu'elle s'est en effet beaucoup "militarisée" à l'occasion des deux guerres mondiales et des conflits de la décolonisation. Mais en vérité, dès sa création, la volonté de Napoléon est que cette décoration soit à la fois civile et militaire. C'est tellement vrai que le premier Grand Chancelier nommé par Napoléon est un civil, le comte de Lacépède, et la première remise de décoration par Napoléon, le 15 juillet 1804, sous le dôme des Invalides, est faite à des civils. C'est le 15 août 1804, au camp de Boulogne, qu'il décorera pour la première fois des militaires. On lui prête la célèbre phrase : "Je veux décorer mes soldats et mes savants". Cela montre que dès le départ, la Légion d'honneur s'adresse à l'ensemble des activités de la nation et qu'elle est là pour décorer ceux qui ont rendu, au sein de la nation, des "services éminents". Le Code de la Légion d'Honneur, qui est comme notre constitution, parle "d'activités essentielles". Celles-ci figurent d'ailleurs sur le collier de Grand Maître de la Légion d'honneur qui est présenté par le Grand Chancelier au nouveau Président de la Répubique le jour de son investiture. Ce grand collier comporte 16 maillons, et sur chacun d'eux, est symbolisée à l'avers une activité essentielle de la nation (commerce, industrie, arts, armée, etc.)"
5. Les mérites éminents : On entend –trop souvent- dire que cette décoration est remise « à n’importe qui » ? Que répondez-vous à ce reproche ?
J.L.G. "L'ambiguité vient de ce que nous examinons les mérites dans toutes les activités de la nation. Certains cas sont incontestables (militaires) ou vont de soi (excellence dans le domaine recherche scientifique, artistique, économique, etc) parce qu'ils font rayonner la France. Par exemple, Yvette Horner (accordéoniste) a été décorée car elle a animé longtemps le Tour de France, initié de nombreuses activités, donné beaucoup de bonheur aux Français et dans le monde entier, son nom est connu : elle fait rayonner la France. Autre exemple, les médaillés olympiques. Le code dit "services éminents", chacun dans son domaine... Cela peut être des Prix Nobel, comme l'académicien des sciences Serge Haroche, car la Légion d'Honneur distingue naturellement les travaux de l'esprit. Et j'avoue que je suis attentif aux membres de l'Institut, car s'ils sont élus, ce n'est pas par hasard..."
6. Certains jugent qu'il y a trop de décorés. Pouvez-vous donner quelques chiffres ?
J.L.G. : "En 1962, on comptait 320.000 décorés vivants. Après la réforme de 1962, voulue par le général de Gaulle, le code en a fixé le nombre à 125.000. Or, en 2012, on compte 93.000 décorés. Soit environ 3.500 citoyens par an. Connaître les vrais chiffres permet d'éviter les "propos fantaisistes" !
- chaque année, on récompense 3500 personnes, 650 militaires d'active, 650 militaires à titre d'anciens combattants, et 2200 civils. Soit 1/3 de militaires et 2/3 de civils.
- Il y a trois promotions civiles et deux militaires par an. Selon les ministères, le nombre de décorés varie mais la totalité reste stable. Chaque promotion est paritaire : depuis 2008, nous veillons à la parité au total, autant de décorés femmes que hommes. Mais selon les ministères, le taux de 50% n'est évidemment pas le même, certains ayant plus de noms de femmes à proposer que de noms d'hommes ou l'inverse.
7. Existent-ils des dossiers refusés, des personnes interdites, et la remise peut-elle se faire à titre posthume ?
J.L.G. "Un dossier refusé ? C'est fréquent. Au Conseil de l'Ordre, nous ne sommes pas une chambre d'enregistrement passive, chacun des 17 membres de ce Conseil que je préside, est rapporteur pour un Ministère, étudie les cas, soumet à ses collègues les cas discutables ou à refuser. Nous rejetons environ 15 % des dossiers pour plusieurs raisons : mérites insuffisants (du moins peu visibles dans le dossier), délais pas respectés, intervalles entre deux décorations insuffisants, antécédents judiciaires, problèmes fiscaux, tout cela étant vérifié auprès des ministères du budget ou de la justice. Existe aussi la discipline de l'ordre : à chaque réunion nous examinons le cas des "légionnaires" (ainsi sont appelés les décorés) qui ont commis des fautes contre l'honneur, car le Grand Chancelier (comme le préfet) doit être informé par la Justice des fautes commises. Je décide d'ouvrir ou non une procédure disciplinaire, nous examinons ces cas au Conseil de l'Ordre et décidons du niveau de la sanction : radiation, suspension (durée variable 1 à 10 ans) ou censure (blâme). Mais comme pour les nominations, le Conseil de l'Ordre propose et c'est le Grand Maître qui prend la décision finale. La Légion d'honneur à titre posthume : jusqu'en 62, oui, puis de Gaulle a souhaité qu'on arrête cette procédure, le Président Mitterrand a réouvert cette possibilité pour les soldats morts au champ de bataille (au Liban par exemple)
Je voudrais ajouter que je suis aussi Chancelier de l'Ordre national du Mérite, dont le Grand Maître est aussi le président de la République. Il existe des similarités entre les deux Ordres. Pour l'Ordre du Mérite, le code parle de récompenser des "services distingués". En réalité, on voit dans les dossiers, ce qui est du domaine de la Légion d'honneur et ce qui est du ressort de l'Ordre du Mérite".
8. La décoration d'étrangers : pourquoi l’Etat français récompense-t-il des personnalités étrangères ? Comment justifier ce procédé qui étonne et surprend ?
J.L.G. "Il faut distinguer trois types de promotion pour les étrangers :
- les usages diplomatiques internationaux : lors de visites d'Etat, il y a échange de décorations (usage qui remonte à la monarchie). Il est d'usage de conférer la dignité de grand'croix de la Légion d'Honneur aux chefs d'Etat en visite d'Etat. Il en va de même pour le président de la République française qui est décoré lui aussi lorsqu'il est en visite d'Etat à l'étranger. Quand Napoléon crée ce qui est aujourd'hui la grand'croix de la Légion d'honneur, c'est au départ pour avoir un cordon à échanger avec les autres monarques.
- On décore aussi certains étrangers vivants en France, dont les noms sont proposés par les ministres
- et sont également décorés certains étrangers dont les noms sont proposés par les ambassadeurs de France. Toutes ces personnes servent les intérêts de notre pays et ont un rayonnement exceptionnel".
9. Grades et dignités : Quels sont les différents grades de la remise de la Légion d'honneur ?
J.L.G "La Légion d'honneur comporte trois grades : chevalier, officier commandeur, et deux dignités grand officier et grand'croix. Les promotions d'un grade/dignité à l'autre ne sont en aucun cas automatiques, il faut faire la preuve de nouveaux mérites. Environ 80% des légionnaires sont chevaliers et il n'y a qu'une soixantaine de grand'croix.
10. Les Maisons d'éducation : La Grande Chancellerie de la Légion d'honneur gère deux établissements scolaires réservés aux jeunes filles. Quels sont les critères d’admission ?
J.L.G. Les Maisons d'éducation de la Légion d'honneur ont été créées par la volonté de l'empereur Napoléon, pour l'éducation des filles de ses légionnaires. Il estimait que pour les garçons, il existait suffisamment d'établissements et il a donc pensé aux filles, un peu sur le modèle des demoiselles de Saint-Cyr, la première "surintendante" de la Maison de Saint- Denis, Mme Campan, était d'ailleurs à la tête de l'institution des demoiselles de Saint-Cyr. Ces établissements ont traversé les régimes, ils sont aujourd'hui réservés aux arrière-petites-filles, petites-filles et filles de décorés de la Légion d'honneur, de la Médaille militaire (créée par Napoléon III) et l'Ordre national du Mérite (créé par le général de Gaulle).
Ces établissements d'enseignement public sont ouverts, ne pratiquent pas de sélection, ni par l'argent, ni par l'excellence, on n'y entre pas sur concours, chaque dossier est examiné par une commission présidée par le Secrétaire général de la Grande Chancellerie. On reçoit environ 1000 demandes par an, on en admet 300 puisque tel est le nombre de places disponibles en renouvellement. Et seul 50 % des 1000 élèves paient le tarif complet, beaucoup ne paient pas, car prévaut la notion d'entraide aux membres de nos Ordres.
12. L'engagement : Si une personne est décorée pour ses mérites et son engagement au service de la nation, comment peut-elle poursuivre cet engagement au sein même de la Légion d’honneur ?
J.L.G. La personne décorée, le "légionnaire", a été désigné à la communauté nationale, il doit poursuivre l'exemplarité dans son comportement. Il peut aussi servir au sein de deux organisations : la Fondation "Un avenir ensemble", voulue par mon prédécesseur le général d'armée Kelche, qui invite les décorés à parrainer de jeunes boursiers méritants, à partir de la classe de seconde jusqu'à leur premier emploi ; ou bien la Société des Membres de la Légion d'Honneur, dont je suis président d'honneur, créée en 1921 par le général Dubail alors Grand Chancelier, et qui propose dans un programme intitulé "l'Honneur en action" des activités au profit de la collectivité.
13. Attachement et avenir : Les Français sont-ils attachés à la Légion d’honneur ? Pour l’avenir, comment envisagez-vous de promouvoir l’Ordre et les décorations nationales auprès du grand public et notamment auprès des jeunes ?
J.L.G. Nous avons fait établir récemment un sondage : en dépit des attaques, la Légion d'honneur garde une image positive auprès de nos concitoyens (68 %) et surtout dans les tranches d'âges les plus jeunes, les 18-24 ans (82 %). Je pense néanmoins qu'il me faut continuer à mieux expliquer les promotions, attirer l'attention sur certaines personnes, non pas pour créer le "buzz" mais pour mettre en lumière des parcours vraiment exemplaires. Certains critiques de presse sont quasiment de mauvaise foi... On ne saurait dénigrer, comme cela été fait récemment, aucun citoyen à cause de sa profession ; autrement dit, il n'y a aucune profession à exclure pour rendre des services éminents à son pays ! Et je dispose d'autres outils, notamment le superbe musée de la Légion d'honneur, situé dans l'Hôtel de Salm (siège historique de la Grande Chancellerie), en face du musée d'Orsay, qui est probablement le plus beau musée de phaléristique au monde (science des Ordres et décorations). En ce moment, il offre une magnifique exposition sur le Grand Collier de la Légion d'Honneur, après avoir attiré de très nombreux visites pour l'exposition consacrée au butin de la berline de l'Empereur.
- D'autres émissions sur la Légion d'Honneur :
- Jean-Pierre Kelche, Grand Chancelier de la Légion d’honneur
- Le rayonnement des Ordres nationaux dans notre société
- L’honneur en action, la démarche de la Société d’entraide des membres de la Légion d’Honneur
- Le musée de la Légion d’honneur
- La berline de l’Empereur et la mystérieuse histoire du butin de Waterloo