Réception de Simone Veil à l’Académie française
Simone Veil, élue à l’Académie française le 20 novembre 2009, est reçue sous la Coupole le jeudi 18 mars 2010. Elle prononce, comme il est d’usage, l’éloge de son prédécesseur au fauteuil 13 Pierre Messmer. Jean d’Ormesson l’accueille par un discours de réception. Canal Académie retransmet ici l’intégralité de cette cérémonie.
Discours de réception de Madame Simone Veil
Mesdames, Messieurs,
Depuis que vous m’avez fait le très grand honneur de me convier à frapper à la porte de votre Compagnie, qui s’est ouverte aussitôt, la fierté que j’éprouve ne s’est pas départie de quelque perplexité. En effet, même si l’Académie française, dès sa naissance, a toujours diversifié son annuaire, jusqu’à, pensez donc, s’ouvrir à des femmes, elle demeure à mes yeux le temple de la langue française. Dans ce dernier bastion, elle épouse son temps, sans céder aux dérives de la mode et de la facilité, et, par exemple, n’est-ce pas Madame le Secrétaire perpétuel, sans donner dans le travers qui consiste à faire semblant de croire que la féminisation des mots est un accélérateur de parité. Or, n’ayant moi-même aucune prétention littéraire, tout en considérant que la langue française demeure le pilier majeur de notre identité, je demeure surprise et émerveillée que vous m’ayez conviée à partager votre combat.
À bien y réfléchir, cependant, depuis que vous m’avez invitée à vous rejoindre, moi que ne quitte pas la pensée de ma mère, jour après jour, deux tiers de siècle après sa disparition dans l’enfer de Bergen-Belsen, quelques jours avant la libération du camp, c’est bien celle de mon père, déporté lui aussi et qui a disparu dans les pays Baltes, qui m’accompagne. L’architecte de talent qu’il fut, Grand Prix de Rome, révérait la langue française, et je n’évoque pas sans émotion le souvenir de ces repas de famille où j’avais recours au dictionnaire pour départager nos divergences sur le sens et l’orthographe des mots. Bien entendu, c’est lui qui avait toujours raison. Plus encore que je ne le suis, il serait ébloui que sa fille vienne occuper ici le fauteuil de Racine. Cependant, vous m’avez comblée en me conviant à parcourir l’itinéraire de ce héros de notre temps que fut Pierre Messmer.
J’évoquais à l’instant la naissance de l’Académie. Dans sa monumentale histoire de France, Jules Michelet la raconte ainsi : en 1636, une pièce de théâtre fait un triomphe à Paris. Œuvre d’un jeune avocat de Rouen, un certain Pierre Corneille, elle ne chante pas, comme l’exigeait la tradition de l’époque, les amours contrariées d’un dieu et d’une princesse antiques. La pièce exalte deux sujets que Richelieu a interdits de séjour, l’Espagne et le duel. Le cardinal est vite exaspéré par ceux qui ont pour Rodrigue les yeux de Chimène. Il prend cet engouement pour un affront et, à la cour et à la ville qui le défient, il veut opposer une assemblée du bon goût. Il sollicite ainsi les avis de Boisrobert, Conrart et quelques autres sur la pièce de Corneille. Vient ainsi de naître l’Académie française, c’est-à-dire, nous dit Michelet, une « société qui s’occupât de mots, jamais d’idées, et qui consacrât ses soins à polir notre langue ». Cette société fut-elle fidèle à la vocation que le cardinal de Richelieu lui avait assignée ? S’est-elle limitée aux seuls mots, à l’exclusion des idées ? Notre propos n’est pas d’en débattre. Observons seulement que ce sont des circonstances politiques autant que littéraires qui présidèrent à la création de votre Compagnie.
Au demeurant, si la première Académie est naturellement peuplée d’écrivains et de poètes, d’un historien évidemment, d’un grammairien, de scientifiques, elle s’enrichit aussi d’un militaire, d’un ambassadeur, de parlementaires, autrement dit d’hommes chargés d’administrer et de servir la chose publique. Est-ce parce qu’elle compte dès sa création des membres des parlements de Paris, Bordeaux ou Rennes, ou qu’elle accueillit plus tard de grandes figures de notre histoire parlementaire, tels Édouard Herriot ou Edgar Faure, que l’Académie française emprunte beaucoup à la tradition parlementaire ?
En tout cas, au-delà même de la proximité, sur notre rive gauche de la Seine, du palais Mazarin et du palais Bourbon, l’Académie française est solidement marquée par un compagnonnage entre l’esprit des lettres et l’esprit des lois, qui cheminent en France bras dessus, bras dessous. Il n’est pour se convaincre de leur parenté que d’observer autour de soi quand on est, comme en cet instant, assis sous la Coupole. Vous formez une magnifique assemblée, même si vous préférez à ce mot celui de compagnie, qui vous renvoie au temps du théâtre et des mousquetaires. Vous siégez dans un amphithéâtre, comme il sied aux représentants du peuple, depuis la Révolution, encore que la place de chacun d’entre vous en ces lieux ne soit nullement fonction de ses idées politiques, comme c’est l’usage au Parlement. Au perchoir – mais ce mot a-t-il cours chez vous ? – se tient un président de séance, secrétaire perpétuel ou directeur en exercice. En séance ordinaire ou extraordinaire, des discours sont prononcés, toujours brillants, parfois animés m’a-t-on dit. Bref, on croise ici toute une procédure et un vocabulaire qui me sont familiers, et m’inclinent à penser que je me trouve bel et bien au cœur d’une assemblée, c’est-à-dire dans un lieu où se réunissent des hommes et des femmes qui considèrent que l’avis de plusieurs sera plus riche et mieux motivé que celui d’un seul. Au fil de ma vie, membre du gouvernement, j’ai fréquenté l’Assemblée nationale et le Sénat, puis appartenu au Parlement européen, que j’ai présidé. J’y ai apprécié ces occasions d’échanges, de débats, de controverses, où s’exprime, quand ils se déroulent dans une atmosphère respectueuse, le meilleur de l’esprit humain. Est-ce pour cette raison que je me sens à l’aise parmi vous ? Je vous remercie en tout cas de m’offrir cet enrichissement. Lire la suite ici
Réponse de Jean d’Ormesson au discours de Madame Simone Veil
C'est une joie, Madame, et un honneur de vous accueillir dans cette vieille maison où vous allez occuper le treizième fauteuil qui fut celui de Racine.
De Racine, Madame ! De Racine !
Ce qui flotte ce soir autour de nous, ce sont les plaintes de Bérénice :
Je n’écoute plus rien ; et, pour jamais, adieu…
Pour jamais ! Ah ! Seigneur, songez-vous en vous-même
Combien ce mot cruel est affreux quand on aime ?
Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ?
Que le jour recommence et que le jour finisse
Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice…
ou l’immortel dialogue entre Phèdre et sa nourrice Œnone :
Œnone
Quel fruit recevront-ils de leurs vaines amours ?
Ils ne se verront plus.
Phèdre
Ils s’aimeront toujours.
Avec La Fontaine, qui fut son contemporain, avec Ronsard, avec Hugo, avec Nerval, avec Baudelaire et Verlaine, avec Péguy, avec Apollinaire et Aragon, Racine est l’un de nos plus grands poètes. Et peut-être le plus grand de tous dès qu’il s’agit de la passion – et surtout de la passion malheureuse. Je suis chargé ici de vous expliquer en trois-quarts d’heure, Madame, pourquoi nous sommes heureux et fiers de vous voir lui succéder.
Je ne voudrais pas que le vertige vous prît ni que la tâche vous parût trop lourde. Vous succédez à Racine, c’est une affaire entendue. Vous succédez aussi à Méziriac, à Valincour, à La Faye, à l’abbé de Voisenon, à Dureau de La Malle, à Picard, à Arnault, tous titulaires passagers de votre treizième fauteuil et qui n’ont pas laissé un nom éclatant dans l’histoire de la pensée et des lettres françaises. Ils constituent ce que Jules Renard, dans son irrésistible Journal, appelle « le commun des immortels ».
Depuis le cardinal de Richelieu, notre fondateur, l’Académie est faite de ces contrastes. Ce sont eux qui permettent à un autre de nos confrères, Paul Valéry, de nous décocher une de ses flèches les plus acérées : « L’Académie est composée des plus habiles des hommes sans talent et des plus naïfs des hommes de talent. »
Rassurez-vous, Madame. Ou, pour parler comme Racine :
Cessez de vous troubler, vous n’êtes point trahie.
Ce n’est ni pour votre naïveté ni pour votre habileté que nous vous avons élue. C’est pour bien d’autres raisons. Ne croyez pas trop vite que vous êtes tombée dans un piège.
Il est vrai que vous aviez le droit de le craindre. L’exercice rhétorique et traditionnel auquel nous nous livrons aujourd’hui vous et moi peut être redoutable. Quand Molé reçoit Alfred de Vigny, qu’il ne porte pas dans son cœur, il le traite avec tant de rudesse que l’auteur de La Mort du loup en demeura longtemps meurtri. Plus près de nous, Albert de Mun, catholique rigoureux, reçoit Henri de Régnier dont les romans, à l’époque – les temps ont bien changé –, passaient pour sulfureux. Dans sa réponse au remerciement d’Henri de Régnier, Albert de Mun lui lance, ici même : « Je vous ai lu, Monsieur, je vous ai même lu jusqu’au bout. Car je suis capitaine de cuirassiers. » Henri de Régnier encaissa le coup comme Vigny, mais des témoins assurent qu’à la sortie, là-haut, derrière nous, il aurait lâché entre ses dents : « Je le rattraperai au Père Lachaise. »
Vous n’avez pas à redouter aujourd’hui, Madame, des avanies à la Molé ou à l’Albert de Mun. De toutes les figures de notre époque, vous êtes l’une de celles que préfèrent les Français. Les seuls sentiments que vous pouvez inspirer et à eux et à nous sont l’admiration et l’affection. Je voudrais essayer de montrer pourquoi et comment vous incarnez avec plus d’éclat que personne les temps où nous avons vécu, où le Mal s’est déchaîné comme peut-être jamais tout au long de l’histoire et où quelques-uns, comme vous, ont lutté contre lui avec détermination et courage et illustré les principes, qui ne nous sont pas tout à fait étrangers, de liberté, d’égalité et de fraternité. Lire la suite ici
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- Simone Veil : Conversation autour d’une vie "très diversifiée" 1/4
- Le mois de... Simone Veil : "Shoah" 2/4
- Le mois de... Simone Veil, la rebelle 3/4
- Le mois de... Simone Veil : la condition féminine 4/4
Ecoutez nos émissions avec Jean d'Ormesson
Lire l'intégralité du discours de Simone Veil et de Jean d'Ormesson sur le site de l'Académie française.
Les deux discours sont également publiés en livre aux éditions Robert Laffont.