Aimé Césaire : le poète courtisé qui n’aimait pas les courtisans
Aimé Césaire, fondateur du mouvement littéraire de la négritude et anticolonialiste résolu, est ici dépeint par Romuald Fonkoua, auteur d’une biographie du poète martiniquais. Comment le poète devint-il homme politique ? Quels ont été les éléments marquants de sa vie et de son oeuvre ?
Aimé Césaire est un homme à la fois hors du commun par son parcours et sa démarche et en même temps proche du commun des mortels par son attachement à sa terre et à ceux qui l'habitent. Derrière l'homme, devenu personnage historique, se profilent les contours d'une île, la Martinique, mais aussi la source à laquelle cette île puise une grande part de son âme, l'Afrique. Pour évoquer Aimé Césaire, la Martinique et l'âme africaine, François-Pierre Nizery reçoit Romuald Fonkoua, auteur d'un ouvrage consacré à Aimé Césaire («Aimé Césaire», publié en 2010 aux éditions Perrin) mais aussi rédacteur-en-chef de la revue « Présence africaine », une revue qui, depuis longtemps, porte la parole de l'Afrique et à laquelle une autre émission a été consacrée. Romuald Fonkoua, professeur à l'Université de Strasbourg et à l'École française de Middlebury (un collège situé dans le Vermont aux États-Unis), a également publié bien d'autres ouvrages sur la littérature et les cultures d'Afrique noire et des Antilles, notamment un « Essai sur une mesure du monde au XXe siècle, Édouard Glissant » (aux éditions Honoré Champion en 2002) et « Les Discours de voyage, Afrique-Antilles » (aux éditions Karthala en 1999).
La vie d'Aimé Césaire, sa traversée du XXe siècle (il est né en 1913 et mort en 2008), est marquée par son double engagement en littérature et en politique. Après des études brillantes, dans les années 30, à Paris, au Lycée Louis-le-Grand, où il rencontre Léopold Sedar Senghor, et à l'École normale supérieure de la rue d'Ulm, il se lance très tôt dans l'écriture poétique avec notamment l'ouvrage de base qui le marquera à jamais, le « Cahier d'un retour au pays natal », et d'autres poèmes publiés dans la revue « Tropiques » dont la lecture fascinera André Breton et le rapprochera de la « sphère » surréaliste. Son entrée en politique se fait progressivement. La poésie et la revue « Tropiques » le conduisent naturellement à ses premières critiques politiques contre le colonialisme. Il est élu maire de Fort-de-France le 27 mai 1945 et le restera pendant 56 ans. Dans la foulée, il est élu à la première Assemblée nationale constituante le 4 novembre 1945 et restera député jusqu'en 1993. D'abord proche, puis membre du Parti Communiste, il s'en sépare en 1956, après sa fameuse lettre à Maurice Thorez, et fonde son propre parti, le Parti Progressiste Martiniquais (PPM). Tout au long de sa vie, il ne cessera de nourrir son action politique à la sève de la poésie et du théâtre, dont il fera une arme militante.
L'un des nombreux paradoxes qui jalonnent la vie d'Aimé Césaire (Raphaël Confiant titre son propre ouvrage sur Aimé Césaire « Une Traversée paradoxale du siècle »), c'est sa méfiance instinctive à l'égard des honneurs institutionnels. Homme politique, donc homme de pouvoir, grand homme de lettres, donc ayant forcément accès au « milieu littéraire officiel », Aimé Césaire a pourtant toujours eu une attitude réservée vis-à-vis notamment des institutions académiques, y compris l'Académie française, à laquelle il n'a jamais songé à se porter candidat. Césaire était un homme courtisé mais n'aimant pas les courtisans. Modestie naturelle? positionnement « tactique »? refus déontologique des vanités mondaines? Romuald Fonkoua apporte sa réponse à cette question. Selon lui, l'attitude d'Aimé Césaire est plutôt celle d'un esprit indépendant, tout simplement.
Romuald Fonkoua aborde ensuite l'importante question de la relation qu'entretenait Aimé Césaire avec « Présence africaine », et réciproquement. Au départ, ce n'était pas une relation très simple. Il y avait certes un engagement commun, l'Afrique. Mais entre Alioune Diop, le fondateur de « Présence africaine », converti au catholicisme, et Aimé Césaire, militant communiste à l'époque des débuts de la revue, il y avait forcément de vifs débats. Du reste, il ne contribue pas au n° 1 de la revue. Romuald Fonkoua décrit l'évolution de cette relation devenue par la suite une très grande proximité.
Vient ensuite la question centrale dans la vie d'Aimé Césaire, celle du lien entre la poétique et le politique. Le sens de son engagement, c'est la reconnaissance de la culture comme fondement de la politique. Mais il y a, par la suite, non seulement le tournant décisif de la rupture avec le communisme, mais aussi cette polémique, assez hallucinante, entre Césaire et Aragon, sur la forme poétique classique comme moteur de la défense de la Nation, une polémique dont Romuald Fonkoua explique les tenants et aboutissants. Derrière cette question du lien entre poétique et politique, se dresse une autre question essentielle, celle de savoir ce qui caractérise l'œuvre littéraire d'Aimé Césaire, militante certes, mais libre avant tout, une liberté qui donne toute leur force à ses mots, leur profondeur, voire leur obscurité. La poésie « est obscure », dit Aimé Césaire lui-même, « mais, c'est un « moins » qui se transforme en « plus » ». Et puis il y a l'oralité, la puissance de la parole, le lien profond entre la poésie et les autres formes d'expression artistique, la musique, la peinture. Wilfredo Lam, surtout, mais aussi Picasso, étaient ses amis et ont eu une influence sur sa manière d'écrire.
Mais le moteur de l'écriture d'Aimé Césaire, c'est aussi et surtout sa terre natale, là où s'accroche le « laminaire » ainsi qu'il se définit lui-même dans un de ses derniers recueils de poèmes, du nom d'une « algue fragile, ballottée au gré des vagues entre l'air, l'eau et la terre », mais qui reste « solidement attachée à son rocher » sans qu'« aucune tempête ne puisse l'en arracher », selon les mots de Daniel Maximin dans l'introduction du très beau recueil de « Cent poèmes d'Aimé Césaire » qu'il a édité chez Omnibus en 2009. L'attachement d'Aimé Césaire à sa terre ne l'a pas pour autant conduit à partager l'engagement des défenseurs de la Créolité (Raphaël Confiant et Patrick Chamoiseau notamment). Son engagement à lui est pour la négritude (comme Senghor), pour l'africanité. Romuald Fonkoua évoque la polémique qui les a opposés et s'attarde également sur la position qu'avait prise Édouard Glissant qui n'était pas, lui non plus, très convaincu par le concept de créolité, lui préférant celui de créolisation au sens de métissage. Par-delà ces débats, qui tournent plus ou moins autour de la question identitaire, se profile une autre grande question qui se pose à propos d'Aimé Césaire, celle du regard qu'il portait sur la France. Son combat contre le colonialisme, pour le développement social de la Martinique, ne l'a jamais conduit à rompre la relation entre celle-ci et la France. Il a voulu la départementalisation de la Martinique, il n'a jamais été indépendantiste. Aimé Césaire aimait ce pays, la France, qui était le sien, mais dont il critiquait vertement, pour dire le moins, le passé colonial, ce pays qui lui rend aujourd'hui tous les honneurs dus à un grand homme de lettres. Comme quoi, conclut Romuald Fonkoua, « qui aime bien châtie bien! ».
En savoir plus :
Sélection (forcément incomplète) des ouvrages à lire pour mieux connaître Aimé Césaire :
Livres sur Aimé Césaire:
- « Aimé Césaire » de Romuald Fonkoua, éditions Perrin, 2010;
- « Aimé Césaire, une traversée paradoxale du siècle » de Raphaël Confiant, éditions Écriture, 2006;
Œuvres d'Aimé Césaire:
- « Cent poèmes d'Aimé Césaire », publié sous la direction de Daniel Maximin, éditions Omnibus, 2009;
- « Le Cahier d'un retour au pays natal », éditions Présence africaine, 1971 (1re publication en 1939 dans la revue Volontés);
- « Les Armes miraculeuses », éditions Gallimard, 1970;
- « Moi, Laminaire », éditions du Seuil, 1982.