C’est une chose étrange à la fin que le monde
Si l’on connaît la passion de Jean d’Ormesson pour la littérature, on le découvre ici sous l’aspect du philosophe fin connaisseur de l’histoire des sciences. L’évocation de son dernier « roman », C’est une chose étrange à la fin que le monde, est, comme toujours avec le doyen de l’Académie française (élu en 1973), le point de départ d’une discussion à la fois simple et profonde, grave et légère, brillante et méditative.
On a tendance à oublier que Jean d’Ormesson est agrégé de philosophie ; mais on ne peut pas non plus faire l’impasse sur ses impressionnantes connaissances scientifiques, ni sur sa maîtrise de l’histoire et de la littérature religieuses. Et c’est justement à partir de cette démarche intellectuelle universelle que Jean d’Ormesson a construit son dernier ouvrage, C’est une chose étrange à la fin que le monde, dont il a voulu faire, ainsi qu’il l’avoue à Jacques Paugam, une réponse à un essai écrit à la fin des années 1950 par le Britannique Charles Percy Snow, Les deux cultures. Un ouvrage qui précisément dénonçait la rupture moderne entre la culture scientifique et la culture des humanités.
« J’ai essayé de réunir un peu, autant que c’était possible, ces deux cultures », explique Jean d’Ormesson, qui renvoie à la parfaite alliance des deux qui existait en Grèce au Siècle de Périclès.
L’histoire de la science est en fait l’histoire de l’abandon des superstitions. Avec les « quatre mousquetaires » de la science (Copernic, Kepler, Galilée, Newton), « l’homme devient un détail ». Et leurs percées sont d’autant plus fortes que tous ces hommes étaient profondément croyants. De même, Charles Darwin, un « homme formidablement attachant » à en croire l’académicien, sera bouleversé par ses propres découvertes.
Ainsi l’homme est aujourd’hui « coincé entre Einstein et Planck », entre l’infiniment grand et l’infiniment petit, et, en remontant le fil de l’existence, jusqu’à il y a 13,7 milliards d’années, jusqu’à la première seconde, il se heurte à un mur compact. Mais la théorie du Big-bang n’est pas pour autant un prétexte à un ouvrage de science.
« On m’a beaucoup reproché d’avoir mis "roman" sur mon livre. Mais […] je ne voulais pas faire un essai scientifique de vulgarisation, je voulais faire une rêverie sur le monde », déclare l’écrivain.
D’ailleurs les questions de physique n’occupent pas la place majoritaire du roman. L’académicien s’interroge profondément sur le temps, sur le sens de l’Histoire. « L’Histoire a un sens. Mais je ne crois pas que l’homme puisse le connaître ».
Les derniers seront les premiers. Les minorités et les opprimés finissent toujours par l’emporter. Sans nier l’influence des textes chrétiens sur cette réflexion, Jean d’Ormesson ose conclure complètement à contre-courant : « L’avenir appartiendra un jour ou l’autre à l’Afrique noire. Les Africains, qui sont l’origine de l’humanité, trouveront leur place dans ce monde ; peut-être dans trois siècles, dans dix siècles, dans vingt siècles ; mais elle viendra ».
« Nous sommes tous des Africains modifiés par le temps », dit-il aussi plus loin. Quelque chose d’obscur nous attache, en une chaîne ininterrompue depuis les premiers atomes jusqu’à nous. « Je suis très attaché à la tradition. Mais la tradition, si vous la poursuivez assez loin, se confond avec le métissage. Nous sommes tous frères… ».
On découvre aussi un Jean d’Ormesson parfois inhabituellement grave. S’il est longtemps passé pour un écrivain du bonheur, il n’a plus l’âge de la candeur et sans doute sa légèreté, son éternelle flânerie intellectuelle ne sont que des élégances.
« Je sais que le monde est triste, que le monde est difficile ; à mon âge je suis entouré de morts, de gens malades, de gens qui ont perdu leur travail. Puis-je dire que la vie est une fête perpétuelle ? Bien sûr que non. »
Pessimisme ? Peur de la mort, peut-être ? Jamais de la vie. « Je ne fais pas le malin. Mais vous savez, ce qui serait horrible, ce serait de ne pas mourir. »
« Moi qui ai tant aimé la vie, si on me disait "tu peux recommencer ta vie", je refuserais… Une fois ça suffit. Et Dieu sait que j’ai aimé cette vie… Mais j’ai aimé tellement la vie que je finis par aimer aussi la mort. On ne meurt que parce qu’on a vécu. Si vous mourez, c’est que vous avez vécu ! Quelle chance… »
Ce sont des facettes méconnues de son immense culture que « Jean d'O » dévoile ici, dialoguant avec Jacques Paugam sur la physique quantique, l’intelligibilité de l’histoire, le monothéisme ou la mort avec la même aisance, la même délectation… et le même sourire.
En savoir plus :
La fiche de Jean d'Ormesson sur le site de l'Académie française
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