Honoré Fragonard : ses fameux écorchés à l’Ecole vétérinaire de Maisons-Alfort
Deux musées nationaux restent trop méconnus : le musée de l’École nationale vétérinaire de Maisons-Alfort, et le musée des Beaux-arts de Vannes. Jacques-Louis Binet évoque aujourd’hui le premier en compagnie de Christophe Degueurce, conservateur du musée Fragonard et professeur d’anatomie à l’École vétérinaire d’Alfort. L’occasion de venir découvrir les fameux "écorchés" de Fragonard, figures disséquées et momifiées, rares témoignages de la science anatomique qui pendant cinq siècles ont tenu en haleine savants, artistes et amateurs, et qui intriguent toujours aujourd’hui le spectateur par leur présence énigmatique et leur émotion esthétique.
Le musée de l’École nationale vétérinaire de Maisons-Alfort est dû à trois hommes, deux grands vétérinaires du XVIIIe siècle et un de nos contemporains qui est aujourd’hui notre invité, Christophe Degueurce.
Et quel singulier invité ! En effet Christophe Degueurce est l’actuel professeur d’anatomie comparée de l’École nationale vétérinaire de Maisons-Alfort, c'est-à-dire celui qui doit enseigner aux futurs vétérinaires l’anatomie de tout le règne animal, de la sangsue au cheval, en référence à l’homme, c'est-à-dire une anatomie essentiellement fonctionnelle, pour mieux comprendre en quoi les formes sont adaptées aux fonctions de chaque espèce.
Mais en plus de son métier, il s’est aussi pleinement consacré à la rénovation de ce musée aux pièces uniques, auquel il a rendu la vie et dont nous vous conseillons la visite.
Comment est-il devenu conservateur de ce premier (et seul) musée national dépendant du ministère de l'Agriculture ?
« Ce fut un hasard, on m’a d’abord proposé un poste d’assistant pour le cours d’anatomie comparée, que j’ai accepté. » Le professeur André-Laurent Parodi, alors directeur de l’École, voyant depuis des années mourir peu à peu son musée et se dégrader des pièces anatomiques exceptionnelles datant du Premier Empire, pense alors à ce jeune professeur d’anatomie pour remettre en valeur cette collection unique et étonnante, constituée de ces momies, de ces écorchés où apparaît toute l’histoire de l’art vétérinaire en France.
Christophe Degueurce rénovera ce musée, seul, avec ses étudiants, sans aucun financement de l’École ou de l’État.
Le musée ressuscitera.
« « Enrôlé de force » dans la gestion de ce musée, je dois dire que j’y ai très vite pris un très grand plaisir. Avec beaucoup de travail nous avons réussi à en faire un musée national. Il s’agit d’un musée sous tutelle de l’État, un musée de France dont on reconnaît le haut niveau de qualité de la gestion des inventaires, qui sont régis par des normes strictes. Il s’agit, de plus, du seul établissement muséal dépendant directement du ministère de l’Agriculture. »
Deux héros pour Maisons-Alfort
Mais évoquons plutôt deux des héros de ce musée : Honoré Fragonard (1732-1799) (à ne pas confondre avec son illustre cousin peintre) et Claude Bourgelat (1712-1779), deux acteurs oubliés qui vont pourtant créer l’art vétérinaire français, à Lyon et à Paris.
Honoré Fragonard est né à Grasse d’un père gantier et parfumeur. Formé comme chirurgien dans sa ville natale, puis à Lyon, il complète son apprentissage chez un maître chirurgien à Grasse en 1759 et reçoit, à 27 ans, son brevet, avant d’être admis dans la corporation des chirurgiens.
C’est une époque heureuse pour la chirurgie. Longtemps méprisée, elle est remise en valeur par Louis XV, qui a d’ailleurs créé l’ancienne Faculté de médecine.
Plus âgé, Claude Bourgelat est aristocrate et dirige l’Académie d’équitation de Lyon. Entre 1755 et 1757, il écrit 227 articles pour l’Encyclopédie de D’Alembert, des ouvrages comme Éléments d’hippiatrie, et un Précis anatomique du corps du cheval, en 1768, oubliant au passage de citer Fragonard à qui il doit les illustrations. Devenu Inspecteur des haras du Lyonnais, il crée l’École vétérinaire de Lyon en 1762, première école vétérinaire de France, et prend, en 1763, Honoré Fragonard comme professeur, démonstrateur d’anatomie et responsable des registres de comptabilité.
De la rencontre et de la collaboration de ces deux hommes naît, en 1766, l’École de Maisons-Alfort, près de Paris, selon les plans de Soufflot.
Celle-ci est dirigée dans un premier temps par Claude Bourgelat, tandis que Fragonard en devient le professeur d’anatomie et le responsable du jardin et des matières médicales.
Il profite d’un environnement extraordinaire, très favorable à l’anatomie, de plus en plus considérée comme une méthode scientifique à part entière et non comme un simple loisir d'aristocrate.
Après Vicq d’Azyr, qui reçoit à Maisons-Alfort la chaire d’anatomie comparée, c’est le grand naturaliste Daubenton qui vient y enseigner l’histoire naturelle des animaux.
C’est une période d'épanouissement de l’œuvre de Honoré Fragonard qui perfectionne ses méthodes de conservation des animaux et multiplie les pièces sur le cheval, l’homme et sur différentes espèces.
Puis c’est la dispute avec Claude Bourgelat, qui, en 1771, le renvoie et le remplace par un de ses étudiants. Si Bourgelat meurt dix ans plus tard, on ne sait au contraire rien de l’activité de Fragonard entre 1771 et 1792.
Celui-ci redevient très actif pendant la période révolutionnaire de 1792 à 1799, où il est soutenu par David et nommé membre du jury national des arts avec Vicq d’Azyr comme suppléant. Il participe au projet d’un musée national d’anatomie, qui ne sera jamais réalisé. Il finit par revenir glorieux à Alfort, à la suite du rapport de Vicq d’Azyr qui demande la rédaction d’un inventaire général du Cabinet.
Une collection étonnante
La collection que Fragonard a constituée à Alfort est toujours là et c’est elle qui peut être vue aujourd’hui au musée. Intéressons-nous à présent à celle-ci.
Sans nous attarder sur les techniques de préparation, touchons-en quand même deux mots. Fragonard et ses prédécesseurs utilisaient la momification, comme les Égyptiens, mais avec une technique courante au XVIIIe siècle : la déshydratation par l’alcool.
« Il faut chercher des corps de personnes jeunes, maigres et petites, nous explique Christophe Degueurce. Après plusieurs bains dans l’alcool, pour se débarrasser de l’eau, les vaisseaux sont liés et injectés en rouge pour les artères et en bleu pour les veines. Par dissection on enlève la peau, mais les organes et les vaisseaux sont laissés en place. L’important est d’éviter que le corps puisse être attaqué par les vers ou par des larves d’insectes, « consommateurs » de ces écorchés. Le secret de leur longévité, c’est le vernis utilisé, un vernis jaune fabriqué à base de térébenthine de Venise. »
Le Musée regorge de ces pièces, dont certaines ont plus de deux cents ans.
«L’homme à la mandibule» tout d’abord. Préparé selon ces méthodes, il est maintenu verticalement et tient dans sa main une mandibule d’âne, en référence au mythe biblique de Samson. Curieuse mise en scène qui rappelle les rapports ambigus entre l’anatomie et l’Église catholique qui, sans l’interdire, ne favorisait pas cette discipline. Le personnage est terrorisant avec ses yeux en porcelaine et sa mâchoire tordue.
Autre série étonnante (et peu commune pour l’époque) la série de «fœtus». De tous les âges, ils permettaient d'étudier l’évolution de l’Homme, référence principale pour la médecine vétérinaire, l’animal restant à découvrir.
Les «bustes» sont aussi impressionnants, avec leur thorax et leur crâne ouverts. Dignes, ils ressemblent à des sculptures. Le regard ascendant vers le ciel, ce sont de véritables seigneurs.
Il y a aussi quelques animaux bien sûr : une antilope indienne « nilgaut», des moutons et des singes, petits et verts, comme on en trouvait sur les marchés de l’époque...
Enfin il y a cette pièce maîtresse, le «cavalier», un homme sur un cheval, ou plutôt sur un mulet. Celui-ci est au galop, ses muscles au travail, et l’homme est là, serein, avec les mêmes yeux en porcelaine que l’homme à la mandibule. Lui a pourtant retrouvé une dignité. Cette œuvre est le vrai symbole du musée, représentant l’accord parfait entre l’homme et l’animal.
Cette collection est un beau résumé des connaissances anatomiques de la fin du XVIIIe siècle. Elle nous interpelle, et pas seulement par son apport didactique.
La signification de ces œuvres
Le sens est d’abord à chercher du coté de la médecine et de la science. Ces pièces ont pour but de représenter plastiquement et scientifiquement l’unité de l’homme et de l’animal. L’homme est ici une référence, contrairement à des disciplines comme l’embryologie ou les théories de l’évolution. On découvre que l’anatomie se cherche au XVIIIe siècle, elle ne fait encore que décrire. C’est en effet au XIXe que la médecine va se scinder en deux branches (sous l’action de médecins illustres comme Bichat) entre la physiologie et l’anatomo-pathologie.
Une signification réside aussi dans les sentiments que ces pièces provoquent, entre attirance et répulsion. Car à travers ces écorchés, c’est notre corps qui est transformé, peint, exposé au public. Les réactions sont donc très différentes à la découverte de ces pièces, comme le précise Christophe Degueurce : « c’est la représentation de l’éternité qui, je pense, interpelle le plus les gens. Ces corps figés dans la mort sont immortels. »
Enfin, il y a sans conteste une dimension esthétique dans cette collection. La relation entre médecine et art est ici indéniable. Comment, à la vue de ces corps, ne pas penser à Géricault, qui, trente ans après Fragonard, peint cette relation entre l’homme et l’animal avec des œuvres comme L’Officier de chasseur à Cheval de la garde impériale chargeant (1812) ou Cuirassé blessé, quittant le feu (1814), ou encore l’unité entre la vie et la mort, avec Le Radeau de la Méduse (1818).
Un musée et une collection exceptionnels donc, qui doivent beaucoup à la persévérance et à la passion de Christophe Degueurce. Une visite à ne pas manquer !
Jacques-Louis Binet
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- Rendez-vous sur le site du Musée Fragonard de l'école nationale vétérinaire de Maisons-Alfort : musee.vet-alfort.fr