Florence Delay rend hommage au poète Claude Esteban
Florence Delay, de l’Académie française, raconte le lien qui l’unissait à Claude Esteban. Le poète franco-espagnol a en effet été son professeur d’espagnol. Elle en garde un souvenir « éblouissant ».
Un lien très étroit unit Florence Delay à Claude Esteban, poète français né en 1935 à Paris. D'abord parce qu'il a été son professeur alors qu'elle préparait l'agrégation d'espagnol (elle se souvient qu'il avait fait un cours éblouissant sur Francisco de Quevedo) et ensuite, parce que son œuvre l'a toujours profondément ravie. Auteur d'une œuvre poétique majeure de ce dernier demi-siècle, Claude Esteban a écrit de nombreux essais sur l'art et sur la poésie et fut le traducteur, entre autres, de Jorge Guillén, Octavio Paz, Jorge Luis Borges, García Lorca, ou encore Francisco de Quevedo. Le Printemps des poètes 2010 a fourni à Florence Delay l'occasion d'évoquer Esteban, à l'Hôtel Lutetia qui fêtait en 2010 ses cent ans. C'est là que nous l'avons interviewée.
De père espagnol et de mère française, partagé entre deux idiomes, Claude Esteban est marqué par le sentiment douloureux d'une division et d'un exil dans le langage, qui se trouve à la source même de sa vocation poétique. Il retrace cette expérience dans Le Partage des mots, sorte d'essai autobiographique sur le langage et l'impossible bilinguisme, qui le mène à l'écriture poétique et au choix d'une langue, le français. C'est en 1968 qu'il publie son premier livre de poèmes, La Saison dévastée, suivi d'autres livres faits avec des artistes comme Arpad Szenes, Jean Bazaine et Raoul Ubac. Ces livres sont réunis dans son premier grand recueil publié chez Flammarion en 1979, Terres, travaux du cœur. En 1987, il rassemble ses essais sur la poésie dans Critique de la raison poétique chez Flammarion.
Son appartenance à deux langues le marque «de façon négative». Florence Delay explique qu'au début il se décide pour l'espagnol alors que tout son être aspire au français. Et puis il rencontre la poésie à 23 ans... et passe définitivement au français. «Il a compris à ce moment-là que la poésie était une langue en soi».
Personnage important dans le paysage poétique de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, il a « l'obsession des mots causée par la double appartenance enfantine ».
Une poésie sombre dans un cœur joyeux
Comme le souligne l'académicienne, « la poésie de Claude Esteban est quelquefois sombre. Pourtant il aimait la vie et était très joyeux. Ceux qui l'ont connu et lu peuvent justement se demander si la joie et l'humour ne sont pas donnés à ceux qui éprouvent au fond la plus grande tristesse et qui se sentent frôlés par l'aile de la mort. »
- « Peut-être que ne connaît la joie que celui qui connait l'ombre et la tristesse. »
En 1984, il reçoit le prix de l'Académie Mallarmé pour Conjoncture du corps et du jardin, suite de poèmes en prose. Il fonde, la même année, la collection Poésie aux Éditions Flammarion, dans laquelle il publie, entre autres, Jean Tortel, Jean-Luc Sarré, Nicolas Cendo, Esther Tellermann, Jacqueline Risset, Mathieu Bénézet, Emmanuel Moses, Jean-Claude Schneider et Yves di Manno qui prend sa succession à la tête de la collection en 1993.
En 1989, trois ans après la mort de sa femme, la peintre Denise Esteban, il publie Élégie de la mort violente, livre sur le deuil et la mémoire. C'est en 1993 que paraît Sept jours d'hier, remarquable suite de poèmes courts et denses qui suivent les « itinéraires du deuil » et tracent la voie d'un apaisement. La Société des gens de lettres (SGDL) lui décerne en 1997 le Grand Prix de poésie pour l'ensemble de son œuvre. C'est encore la peinture, celle des portraits du Fayoum, qui suscite l'écriture des magnifiques poèmes de Fayoum, publié en 2001 dans Morceaux de ciel, presque rien chez Gallimard, livre d'un certain accomplissement poétique qui lui vaut le prix Goncourt de la poésie (2001) pour l'ensemble de son œuvre.
- Extrait tiré des poèmes inédits parus dans la revue Europe du mois de mars 2010 :
«Les ronces m'ont déchiré, le gel
a crevassé mon âme
et j'ai dit que cette lande était maudite,
mauvaise et sans espoir
maintenant je sais
qu'il est un lieu où les contraires
se répondent
que le feu peut dormir dans une pierre ou
traverser le croc d'un serpent
mes amis, je vous avais
perdus comme tant d'autres choses
dans mon rêve
voilà que nous nous retrouvons, souriants
sur le seuil du monde, presque guéris.»
24 mars 1996
Peu avant sa mort, sort en librairie une anthologie de ses poèmes, Le Jour à peine écrit (1967-1992), tandis que le manuscrit de son dernier livre et testament poétique est achevé sous le titre de La Mort à distance qui paraît chez Gallimard un an plus tard, en mai 2007.
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- Numéro spécial de la revue Europe dédiée à Claude Esteban