L’Histoire en Grèce après Thucydide : de Xénophon à Plutarque (3/3)
Olivier Picard, historien helléniste, membre de l’Académie des inscriptions et belles lettres, poursuit -et termine- sa série sur la transmission du savoir historique en Grèce antique. Après l’enquête d’Hérodote et l’histoire de Thucydide, proches chronologiquement mais différentes dans l’esprit, les historiens grecs, héritiers respectueux de leurs prédécesseurs, furent des novateurs. L’aventure de l’Histoire, après les deux créations, fondatrices, du V° siècle avant notre ère, témoigne des ambitions historiques nouvelles et de leurs transmissions dans les mondes grec et romain. Quels furent les successeurs de Thucydide ? Comment le genre historique évolua-t-il ?
D'emblée, Olivier Picard précise : « Il y a plusieurs successeurs de Thucydide. Comme pour Hérodote en son temps, le succès de Thucydide est considérable. Malheureusement il ne conduit son récit que jusqu'en 411, une dizaine d'années avant sa mort. Pourquoi s'est-t-il arrêté au milieu d'une phrase? Impossible de répondre. C'est Xénophon qui, en reprenant le récit inachevé de Thucydide, raconte la fin de la guerre du Péloponnèse. Xénophon, dont nous possédons l'œuvre au complet, va jusqu'à la fin de l'hégémonie spartiate en 362, pratiquement jusqu'à l'avènement de Philippe de Macédoine. Mais c'est un hasard. Le grand historien de Philippe de Macédoine, c'est Théopompe -dont les œuvres sont perdues. Lui aussi a écrit une suite à Thucydide, comme d'autres d'ailleurs. Mais l'évènement le plus intéressant au IV° siècle, c'est l'apparition d'une tentative d'Histoire universelle avec Ephore et Diodore de Sicile. »
L'Histoire universelle des Grecs : Ephore de Kimé
Quelques fragments épars subsistent, seulement, de l'œuvre de cet orateur et historien grec du IV° siècle, originaire de Kimé, une petite cité d'Asie Mineure. Auprès d'Isocrate, il se forma à la rhétorique. Les liens entre la rhétorique et l'histoire, comme ceux entre la philosophie et l'histoire, étaient nombreux dans la Grèce antique, surtout à partir du IV° siècle. Les grands orateurs enseignaient leur art à partir des textes historiques.
Ephore devint historien à Athènes -tant il est vrai que, malgré la défaite de 404, il faisait bon vivre dans cette ville, centre intellectuel du monde.
La naissance des grandes bibliothèques permit à Ephore de se lancer dans une entreprise extraordinaire : la rédaction de la première Histoire universelle (trente livres).
Il observa une nette différence entre le mythe, récit invérifiable, et l'épopée. Il s'arrêta après la Guerre de Troie. Il commença par un épisode pourtant largement mythique, documenté par une reconstruction ultérieure : le retour des Héraclides ( les petits-fils d'Héraclès) dans le Péloponnèse. Ce retour fut identifié, par les Anciens, par l'installation des Doriens. Événement historique ? Qui peut le dire ! Cette installation des Doriens aurait donné naissance aux royautés d'Argos et de Sparte. Nous avons la liste des rois. La véracité du cadre chronologique d'Ephore est sujette à caution.
Il faudra attendre le milieu du V° siècle pour avoir un cadre historique fiable.
Diodore de Sicile, L'Histoire universelle la plus complète
Diodore de Sicile, historien grec du Ier siècle av.J.C. -né en Sicile comme on peut le penser- vécut à Rome, en partie à l'époque de Jules César. Ses ambitions furent beaucoup plus vastes que celles d'Ephore : il voulut raconter « tout ce qui s'est dit chez tous les hommes du monde connu. » Il intégra l'Égypte pharaonique, la Babylonie, les peuples de l'Orient à l'histoire des Grecs et de la Méditerranée, avec l'avènement de Rome : une somme de quarante livres, tous conservés. Les années olympiques, les archontes grecs et les consuls romains, lui offrirent un cadre précis pour le monde grec et romain.
Les Grecs et Rome : Polybe et Plutarque
Polybe et Plutarque tissèrent des liens entre morale et histoire.
C'était une démarche nouvelle. Par ailleurs, avec ces deux historiens, nous revenons aux récits de temps vécus.
Polybe (né vers 200 av. J.C - mort vers 118), général, homme politique et théoricien politique fut le plus grand historien grec de son temps. Seuls cinq volumes, sur les quarante d'origine, nous sont parvenus. Issu d'une grande famille arcadienne, le jeune Polybe reçut une solide éducation militaire et, dans le sillage de son père, Lycortas, il fut un des meneurs de la Ligue achéenne -au moment de la défaite du roi Persée de Macédoine face au général romain Paul Emile, à Pydna (168).
Après la troisième guerre de Macédoine, Rome, qui se méfiait des Achéens, des Péloponnésiens, décida de déporter en Italie une série de notables de la région, afin de s'assurer de la fidélité de ces terres grecques nouvellement conquises. Polybe fit partie du voyage obligé ; ce fut, contre toute attente, une grande chance. Logé chez Paul Emile, occupant la fonction de précepteur de ses deux fils, il noua une amitié solide avec la famille Scipion. Particulièrement avec le second fils, Scipion Emilien, dit Scipion l'Africain.
Polybe devint l'expert, en affaires grecques, des Scipion et se lança dans la rédaction d'une histoire de la maîtrise de Rome en Méditerranée.
Comme Hérodote et Thucydide, en leurs temps, il se posa une question historique capitale, d'ordre politique : comment, en l'espace d'une génération, Rome put-elle se rendre maîtresse de la Méditerranée ?
Sa conclusion fut double : d'une part, par la faute des Grecs, en particulier celle des rois hellénistiques -qu'il détestait- et, d'autre part, par la supériorité évidente, morale et politique, de la République romaine. Le hasard, la tyché, n'y était pour rien.
En 148, la Ligue achéenne se souleva contre Rome. Les Achéens furent écrasés et Corinthe détruite. Grâce à ses relations, Polybe fut chargé par les Romains de faire respecter leurs volontés dans la politique grecque. Il réussit l'exploit de se concilier la reconnaissance des Grecs et la satisfaction des Romains. Puis, il retrouva son ami Scipion Emilien.
L'historien moraliste Plutarque et ses Vies parallèles
« Le plus grand succès pour l'évolution du sens historique et sa transmission, nous le devons à Plutarque, un Béotien venu étudier à Athènes. Né en 50 et mort en 120, il fut le contemporain de plusieurs empereurs ; de Domitien à Hadrien », poursuit Olivier Picard. « C'est un moraliste. Il cherche à définir une conduite en s'intéressant aux différences entre les coutumes grecques, romaines et barbares.
Et, surtout, il a cette idée que, en somme, l'histoire de la Méditerranée est un bien commun aux Grecs et aux Romains.
Il écrivit pour ses amis romains et pour ses lecteurs grecs des vies d'hommes célèbres ; la biographie étant un genre à la mode depuis un certain temps. Mais son idée remarquable a été de prendre, en parallèle, un Grec et un Romain – soit contemporains, soit ayant joué un rôle politique lui paraissant comparable. Donc, il montre, à chaque fois, en quoi les aptitudes de chaque individu, son milieu, social et politique, influent sur sa carrière, ses résultats et sa réputation ; et dans quelle mesure ce personnage mérite la postérité prestigieuse qu'il a obtenue ou si, au contraire, il y a des zones d'ombre.»
Nous n'avons pas toutes ses Vies, certaines sont perdues, mais ses choix sont instructifs. D'abord ses choix négatifs : aucun roi hellénistique. Mais Alexandre ne fut pas oublié. La vie d'Alexandre est mise en parallèle avec celle de César ; deux fondateurs, l'un du monde grec et l'autre du monde romain.
Les Vies de Démosthène et de Cicéron sont révélatrices, elles aussi, du souci de réflexion historique de Plutarque. Il compara la vie de ces deux grands orateurs qui, l'un et l'autre, ont, à la fois, joué un grand rôle politique et ont échoué. Puisque, finalement Athènes fut vaincue par Philippe à Chéronée et que le parti de César l'emporta.
Démosthène, comme Cicéron, fut assassiné pour des raisons politiques.
Ses Vies parallèles, destinées à apprendre l'histoire à ses contemporains et aux générations futures, souhaitaient offrir une réelle réflexion morale et politique. Plutarque, à cet égard, jeta un pont entre la curiosité des historiens anciens et celle des historiens modernes.
Ses méthodes eurent de nombreux continuateurs après l'Antiquité.
Et Olivier Picard de conclure « Plus nous avançons et plus l'histoire devient complexe ; plus nous avons d'œuvres variées et plus un esprit historique pénètre les différentes réflexions. Les gens acquièrent de plus en plus le sens que les évènements se passent à un moment donné dans un lieu donné. le sens historique pénètre de plus en plus les Grecs. C'est pour cela que cette histoire grecque est si vivante.
Il y a peut-être des structures universelles, certes ! Mais nous retrouvons aussi, à l'heure actuelle, dans les formes de pensées, cette opposition entre structuralisme et sens historique. Je ne peux que conseiller d'aller se plonger dans les traductions des ces historiens anciens, c'est tellement passionnant ! »
En savoir plus:
- Consultez la fiche d'Olivier Picard sur le site de l'Académie des inscriptions et belles lettres
- Dans la série "Transmission des savoirs", écoutez nos autres émissions :
- Transmission des savoirs : Le Tibet ouvert à tous les vents
- Transmission des savoirs : les traditions orales du Caucase et de l’Arménie
- La transmission du savoir et de la sagesse au Japon
- La transmission des savoirs et les Ecoles de sagesse dans l’Ancienne Égypte
- Transmission des savoirs : L’alphabet de Machtots, la plus grande gloire de l’Arménie