Victor Schoelcher et l’abolition de l’esclavage (1/2) : les Antilles françaises à l’aube de 1848
Françoise Thibaut, correspondant de l’Institut, rappelle ici l’histoire tourmentée de l’abolition de l’esclavage et de la Traite dans les Antilles françaises ainsi que la figure majeure de Victor Schoelcher, grand défenseur de la cause abolitionniste, l’un des principaux artisans du texte de 1848. Écoutez ici la première partie de cette chronique, consacrée aux aléas de l’esclavage antillais durant la période révolutionnaire et la Restauration.
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Lorsqu’on arrive par mer à Pointe-à-Pitre en Guadeloupe, l’ambiance est immédiatement créée : l’avenue conduisant du débarcadère au centre-ville se nomme Victor Schoelcher et, à main droite, en face du bel Office du tourisme, la statue d’un esclave enchaîné le regard tendu vers le ciel rappelle le destin tumultueux des îles.
Victor Schoelcher ne fut jamais académicien ; plutôt considéré comme un agitateur, n’ayant produit aucune œuvre justifiant une telle cooptation, il ne reçut des honneurs que tardivement, après avoir obtenu l’abolition définitive de l’esclavage dans les territoires français, publiée au Journal Officiel de la Seconde République lors du gouvernement provisoire, le 27 avril 1848.
L’attitude générale de la France vis-à-vis de la traite et de l'esclavage, qu’elle fût Royaume, Empire ou République, fut ambiguë : il fallut s’y reprendre à deux fois pour obtenir la fin légale du trafic et du mode d’exploitation esclavagistes, à travers de sanglantes péripéties, qui entachent encore la relation de la métropole avec les Antilles.
La première abolition fut votée sans débats le 16 Pluviôse An II (4 février 1794) par les députés de la Première République. En fait, il avait été longuement débattu au préalable hors hémicycle, de ce projet, qui rencontrait à la fois beaucoup d’approbation morale et une forte opposition économique. Ce fut un désastre. Votée dans le tumulte révolutionnaire, obtenue grâce à des mouvements philanthropiques originaires d’Angleterre, elle était en contradiction totale avec les intérêts économiques du pays, fragilisé de surcroît, par les successifs aléas politiques.
Tous les philosophes se mêlèrent de soutenir l’abolition : Montesquieu (dans son beau chapitre ambigu de L’Esprit des Lois, Rousseau bien sûr («L’homme est né libre, mais partout je le vois dans les chaînes»), Voltaire, Diderot, et surtout les bouillants écrits de l’abbé Raynal qui firent grand bruit, soutenus par les déclarations de la Société des Amis des Noirs et le Club Massiac.
Les armateurs des villes portuaires, opulentes grâce au commerce triangulaire et à la traite, Bordeaux, Nantes, Saint Malo, La Rochelle, Lorient, Rouen, Le Havre, y étaient fortement opposés : Ils y voyaient la fin de leur fortune ; mais en même temps, nombre d’entre eux - notamment les protestants - pouvaient être membre d’une Association abolitionniste.
Le dilemme était profond. On considère qu’environ 500.000 africains furent expédiés aux « Îles du sucre », au rythme d’environ 20.000 par année. Ce n’est pas par hasard si ces villes portuaires furent si belles et opulentes : les fortunes y étaient parfois considérables, mais le métier d’armateur comportait aussi de nombreux aléas : la perte d’un ou deux navires menait tout droit à la faillite et le système global reposait largement sur l’emprunt. Les rôles d’inventaires sont là pour en témoigner.
En fait, en 1794, c’est la Traite qui fut plus ou moins atténuée, et non l’esclavage, à la faveur de la guerre avec l’Angleterre ; mais elle reprit de plus belle après la Paix d’Amiens le 27 mars 1802.
L’abolition provoqua des désordres extravagants dans les îles sucrières, des horreurs, des situations de guerre civile, de sanglantes rebellions : Blancs, Noirs, Sangs mêlés, s’affrontèrent dans une violence inouïe reflétant tout l’énorme contentieux moral et humain pesant sur ce mode d’exploitation : la dévastation fut partout, et les incendies, et les massacres à la machette. Saint-Domingue, la si belle, fut ravagée : des milliers d’hommes et de femmes, d’enfants, de toutes origines y laissèrent la vie.
Cette première abolition amena une totale confusion administrative dans nombre d’îles, tant sur le plan interne qu’international : en principe en guerre avec l’Angleterre, les insulaires durent souvent faire appel aux troupes britanniques voisines pour rétablir un semblant d’ordre, ainsi qu’aux Espagnols, ce qui suscita de nouveaux conflits d’appropriation.
L’épisode de 1794 illustre l’importance de la traite dans l’économie nationale. Ainsi que la faiblesse de l’idéologie abolitionniste de l’époque : Voltaire louait la liberté mais était aussi riche actionnaire de Compagnies coloniales. La Paix fut de courte durée, et bien avant son rétablissement, les armateurs avaient repris leurs voyages : après un orage qui dura 8 années, la France recouvrait ses colonies : la Traite et l’esclavage « jugés nécessaires » étaient rétablis par une Loi du 20 mai 1802, votée par 215 voix contre 63.
Ce rétablissement concerne la Guyane et la Guadeloupe. La Martinique, occupée pendant presque 8 ans par les Anglais n’avait pas connu d’arrêt et les Mascareignes n’avaient pas appliqué la Loi de Pluviôse. Saint-Domingue reste aux mains des Noirs et la Louisiane restituée en 1800 est vendue aux Américains pour 15 millions de dollars-or (afin de financer la 3ème coalition).
La guerre reprend, et les îles tombent une à une aux mains des Anglais, souvent au prix d’une guerre de course (maritime) impitoyable. En 1807 la Grande Bretagne impose l’abolition de la traite (mais non de l’exploitation dans les îles) assortie en 1811 d’un système d’inspection des bateaux ; mais qui sera de courte durée, car bien difficilement praticable. C’est l’époque où l’Angleterre commence à vouloir prétendre à un « Empire des mers », imposant ses normes et sa « police ».
Les Bourbons rétablis, Louis XVIII promet « d’encourager l’abolition » ; Napoléon, pendant ses Cent Jours, abolit l’esclavage et la traite, d’un trait de plume, mais Louis XVIII revenu les rétablit, sans que toutes ces décisions ne reçoivent jamais, faute de temps, une quelconque application. C’est le Deuxième Congrès de Vienne,- bien plus sévère pour la France que le Premier - qui, sous la pression anglaise, oblige à promettre une « abolition immédiate » le 15 juillet 1815.
Mais rien n’est fait : s’en suivront 2 rois (Charles X et Louis Philippe) sans que rien ne bouge.
Toutefois, à partir de 1817, l’Assemblée de la Morale Chrétienne présidée par le Duc de Broglie structure son action et réveille les consciences en fournissant d’accablants rapports de maltraitance. Ce mouvement est d’origine protestante, en partie du aux actions de Madame de Staël et de Benjamin Constant et rassemble « tous les chrétiens » sans différence d’obédience ou de religion.
Après la Révolution de 1830, Louis-Philippe subit la pression des Libéraux : une Commission est créée en 1843, sous la présidence du Duc de Broglie et fournit son rapport. Les abolitionnistes sont de plus en plus nombreux : les mentalités ont évolué et surtout, le début du machinisme - l’exemple anglais est déterminant dans les plantations de sucre, de tabac et de coton - tend à réduire la nécessité d’un grand nombre d’esclaves : une trieuse automatique ne se révolte pas et n’a jamais l’intention d’assassiner son propriétaire.
La Traite ralentit sérieusement à partir de 1830/40 sous ce constat, et aussi parce que sur place, dans les îles, les esclaves se « reproduisent » en nombre suffisant. La traite se déplace vers Cuba qui devient un grand centre de tri, et plus au sud, vers le Brésil dont l’essor, à cette époque, devient fulgurant. Toutefois l’armateur négrier disparaît progressivement, malgré la continuation de bénéfices pouvant avoisiner les 400% de la mise initiale.
La traite tend à devenir une sorte de « piraterie » occupée à éviter les interdictions de plus en plus nombreuses et les «inspections». Après 1850, l’Europe passe assez rapidement à une économie industrielle, et l’abolition nord américaine par Abraham Lincoln, pourtant assortie d’une terrible guerre civile, est un virage décisif.
En France, même si dans les îles l’économie esclavagiste reste essentielle pour les planteurs, les abolitionnistes sont de plus en plus nombreux et efficaces. Sous leur impulsion de houleux débats ont lieu à la Chambre en 1847. Les mouvements religieux, avec compassion, en nourrissent l’idéologie : une pétition signée par 3 évêques, plus de 1200 prêtres et pasteurs, et 9000 entrepreneurs et propriétaires circule bientôt.
Victor Schoelcher en est un des animateurs ; les troubles révolutionnaires se multiplient, la Monarchie de Juillet sombre ; sous la pression de Schoelcher, véritable leader du mouvement, et de ses amis, le Gouvernement provisoire de la République nomme une Commission dès le 4 mars 1848, afin de rédiger un projet en vue d’une abolition immédiate dans toute les colonies : le décret est publié le 27 avril 1848 établissant une abolition définitive de la traite et de l’esclavage .
Il existe beaucoup de littérature -fort diverse - sur le sujet mais on pourra lire avec intérêt
- La Traite des Noirs sous l’Ancien Régime de Hubert Deschamps, sans doute un des meilleurs et des mieux documentés,
- Les travaux de Victor Schoelcher, notamment De l’esclavage des noirs et de la législation coloniale ainsi qu’une très belle vie de Toussaint Louverture,
- Un très bel article de de Bernard Kapp au journal Le Monde datant de 2001, mais toujours d’actualité : « la solution de l’esclavage ». Remarquable.
- Ne manquez pas prochainement la diffusion de la seconde partie de cette émission, où seront évoqués plus précisément la vie et l’œuvre de Victor Schoelcher, grand défenseur de la cause abolitionniste, principal artisan du texte de 1848 et figure majeure de la politique antillaise du XIXe siècle.
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Écoutez également l'intervention de Jean Pruvost sur le mot esclavage : Esclavage, Indigène