Jamais sans mon latin...
Alors que les lycéens se penchent sur l’épreuve de baccalauréat de latin (le 21 juin 2012), nos invités, l’académicien Rémi Brague et Cécilia Suzzoni, viennent nous parler de l’effacement progressif de l’enseignement de la langue latine dont ils rappellent l’aspect fondamental pour la culture française. La parution de l’ouvrage collectif Sans le Latin ..., sous la direction de Cécilia Suzzoni et Hubert Aupetit, nous donne l’occasion de recevoir cette dernière, professeur de lettres et de grec ancien en classe préparatoire littéraire et présidente de l’association ALLE, ainsi que le philosophe Rémi Brague, préfacier de ce livre, membre de l’Académie des sciences morales et politiques depuis 2009 et auteur de Europe, la voie romaine.
_
La publication de l'ouvrage Sans le latin … offre le plaisir d’entendre Cécilia Suzzoni et Rémi Brague nous donner leurs impressions sur le désengagement, voire le mépris, auxquels les langues anciennes doivent aujourd'hui faire face, au sein de l’enseignement secondaire et supérieur.
La disparition « programmée » de la langue latine est à l’origine, Cécilia Suzzoni nous le rappelle, de la création en mai 2008 de l’ « Association le Latin dans les Littératures Européennes » (ALLE), à l’initiative des professeurs de classes préparatoires littéraires des lycées Henri IV et Louis le Grand. Cette association vise à sensibiliser la jeunesse à l’effacement progressif du latin, langue œcuménique et référence majeure de l’enseignement littéraire français.
Pour Rémi Brague, le latin a toujours été un modèle culturel prégnant pour toute société européenne. Loin d’appartenir au passé, il est sous-jacent aux langues vernaculaires du Vieux Continent, même en ce qui concerne l’anglais qui, -et cela est particulièrement frappant si l’on regarde l’anglais «américain »-, a dérivé du modèle étymologique saxon pour se rapprocher du normand, d’origine latine bien sûr. Dans sa préface « Perdre son latin », il évoque la présence de cette langue ancienne chez « les héros conservateurs comme chez les grands subversifs » tels que Nietzsche, et insiste sur la nécessité d’avoir « un rapport vivant aux langues mortes ».
Sur ce point Cécilia Suzzoni semble adopter la même analyse, notamment si l’on s’attache au problème du «choix » infligé dans le secondaire et particulièrement dans le supérieur, en lettres modernes par exemple, entre le latin et le grec ancien, choix qui entraîne une opposition jugée contre nature et surtout contre-productive par nos invités, puisque le latin, langue métissée depuis ses origines, a toujours eu un rapport complémentaire avec le grec. Et c’est cette capacité à intégrer l’altérité qui a justement permis à la langue latine de présider à la naissance de la plupart des langues européennes.
Si Rémi Brague ajoute « est romain quiconque est un parvenu, un barbare à dégrossir, un boursier qui a beaucoup à compenser et qui sait qu’il faut s’y atteler avec courage », c’est pour mieux mettre en évidence l'idée que « Rome est partout », qu’elle a tracé les « voies » de chaque civilisation qui lui a succédé. Le mérite de l’Empire romain est d’avoir reconnu que, culturellement parlant, il avait beaucoup à apprendre des peuples qu’il avait soumis par les armes. D’avoir reconnu que la civilisation grecque était bien plus avancée dans les domaines de l’astronomie, de la médecine, des mathématiques ou encore de la rhétorique.
En choisissant dans ces disciplines de «se mettre à l’école», Rome a donné une grande leçon à toutes les civilisations, et particulièrement à l’Europe, qui, en suivant à son tour ce principe d’«appropriation », a pu construire sa propre identité. Chose dont nous devrions peut-être « prendre de la graine », d'après Rémi Brague. Voilà pourquoi « si l’on perdait le latin, on perdrait beaucoup plus qu’une langue », car c‘est tout un pan de notre Histoire commune que nous abandonnerions. Pour nos auteurs et spécialistes, il s’agit de notre responsabilité de rendre vivante cette langue, "modèle de notre rapport au sens".
Essentielle pour la littérature (les prises de position au sein de l’ALLE de poètes comme Yves Bonnefoy ou Jean-Pierre Lemaire en témoignent), la langue latine a su déjouer toutes les tentatives de repli identitaire. Son caractère aujourd'hui « optionnel » dans l’enseignement est donc pour Cécilia Suzzoni, une étourderie, « un renoncement passif et irréfléchi », accentué par des arguments jugés peu pertinents par nos invités. Humanisme ringard ? Obstacle à la laïcité ? Absolument pas. Cécilia Suzzoni s’appuie ici sur les propos de l’illustre latiniste Paul Veyne pour qui le latin a été le fer de lance d’un Humanisme qui n’a été académisme que quand il a été mal compris ou mal enseigné.
Inutile le latin ? Tant mieux !
Contraire à la démocratie ? Inutile ? Voilà des arguments qui font réagir Rémi Brague. Oui le latin ne « sert » pas, oui il est inutile. Mais c’est justement ce qui fait de lui une langue libre, indépendante d’un rôle qu’on lui assignerait. Ne sert qu'une langue de serf... dit-il. Le latin est au principe de la notion d’éducation « libérale », il n’est pas servile et ne courbe pas l’échine devant quoi que se soit. C’est en évitant un enseignement qui verserait dans le despotisme égalitariste que l’apprentissage du latin est bénéfique pour la démocratie. « Enseigner des choses qui ne servent à rien, ça apprend à ne plus « servir » ».
A Cécilia Suzonni de conclure que la langue latine n’est pas une langue comme les autres : c’est la langue du français. Faire l’étymologie des mots français n’est pas chercher les traces d’un passé révolu mais se replonger dans le présent pour mieux le comprendre ; d’où le phénomène de re-latinisation dont nous sommes témoins aujourd’hui, dans la publicité notamment.
Alors que faire pour sauver notre latin ? Éviter, pour Rémi Brague, les « célébrations hypocrites » des langues anciennes, qui, sans prises de positions concrètes, ne seront que concertations inefficaces et sans grands intérêts. Plutôt que de renoncer à parler de choses dont on s’évertue à montrer qu’elles « ne font pas débat», remettons la question du latin au «cœur» d'un débat qui s’avérera plus constructif que le simple consensus.
En savoir plus :
- Cécilia Suzzoni est professeur honoraire de chaire supérieure au lycée Henri IV où elle enseigne depuis quinze ans le Français et le Grec ancien en khâgne classique et moderne. Elle est aussi aujourd'hui présidente de l'« Association le Latin dans les Littératures Européennes » (ALLE).
Visiter le site de ALLE : http://www.sitealle.com/
- Rémi Brague est philosophe, professeur de philosophie, spécialiste de philosophie médiévale et d'histoire des idées et des religions, membre de l'Académie des sciences morales et politiques depuis 2009 au fauteuil 7, précédemment occupé par Jean-Marie Zemb.
Il est également professeur de philosophie arabe à la Sorbonne et de philosophie des religions européennes à l'université Ludwig Maximilians à Munich. Il est l'auteur de nombreux ouvrages philosophiques dont Europe, la voie romaine (1992), La sagesse du monde. Histoire de l'expérience humaine de l'univers (1999), Du Dieu des chrétiens et d’un ou deux autres (2008) et Les Ancres dans le Ciel (2011).
- Dans l’ouvrage collectif Sans le Latin ..., Seize auteurs, poètes, écrivains et professeurs attachés à des institutions prestigieuses, rappellent avec érudition et simplicité que le latin est encore une langue vivante non seulement en poésie et en littérature, mais aussi dans de multiples disciplines : Hubert Aupetit ; Sylvain Auroux ; Jean Canavaggio ; Rémi Brague ; Yves Bonnefoy ; Frédéric Boyer ; Michel Deguy ; Vincent Descombes ; Michael Edwards ; François Hartog ; Yves Hersant ; Denis Kambouchner ; Jacques Le Rider ; Pierre Manent ; Jackie Pigeaud ; John Scheid ; Cécilia Suzzoni ; Romain Vignest.
Consultez d'autres émissions avec Rémi Brague de l'Académie des sciences morales et politiques sur Canal Académie:
- Rémi Brague, membre de l’Académie des sciences morales et poitiques, le philosophe qui prend au sérieux le « fait religieux »
- Rémi Brague : Du Dieu des chrétiens et d’un ou deux autres
- La légitimité de l’humain
- Y a-t-il une attitude européenne quant à la transmission de la culture ?
- Le Parvis des Gentils, la rencontre entre croyants et non croyants
Écoutez aussi :
- L’intérêt d’apprendre des langues anciennes selon Stanislas Dehaene
- Les enseignants des langues anciennes coordonnent leurs forces !
- Rayon Gamma, facteur Epsilon !
- Refonder l’enseignement des langues de l’Antiquité par de nouvelles pratiques
Consultez la fiche de Rémi Brague sur le site de l'Académie des sciences morales et politiques
Retrouvez notre rubrique Au Fil des Pages sur Canal Académie