L’artiste plasticien allemand, Anselm Kiefer, dans le cadre de la FIAC "hors les murs"
Pourquoi l’artiste allemand Anselm Kiefer est-il présent présent à la FIAC "hors les murs" ? Parce qu’il n’a pas été oublié à Paris depuis sa première apparition au musée d’art moderne de la Ville de Paris et à Bordeaux en 1984, celle chez Yvon Lambert en 1996, son exposition à La Salpétrière en 2000 dans le cadre du Festival d’automne, puis au Louvre et à Monumenta de 2007 , ses cours au Collège de France pendant l’année scolaire 2010-2011 : deux grandes galeries, profitant de l’ouverture de la F.I.A.C se paient le luxe de montrer simultanément des œuvres récentes quand elles ouvrent de nouveaux lieux au Bourget et à Pantin [ Galerie Thadaeus Ropac, 69 avenue du Général Leclerc, 93500, (...)' >1] .
« J’ai peint des tableaux de fleurs toute l’année durant, écrit Anselm Kiefer. Elles provenaient de Barjac (son domaine dans le Sud-ouest) où je les avais semées. Des fleurs rouges, jaunes et bleues et, lorsque l’on peint des fleurs toute une année et qu’elles deviennent de plus en plus belles, de plus en plus professionnelles, on pense alors se perdre, perdre son identité ».
Comme toujours, il se retrouve dans sa mémoire, sa propre mémoire devenue mémoire collective de la mythologie, du monde et surtout de l’Allemagne. Au Bourget[[Gagosian Gallery, 800,avenue de l’Europe, 93350 Le Bourget]],il s’inspire du Plan Morgenthau, plan imaginé en 1944, ou, en cas de victoire des Alliés, pour éviter toute reprise de la guerre, l’Allemagne serait transformée en un pays exclusivement agricole, sans aucune industrie. Roosevelt s’y est formellement opposé.
Soixante dix ans plus tard, Kiefer transforme ce projet avorté en une sculpture et une série de tableaux :
La sculpture : Un champ de blés dorés occupant plus de cent cinquante mètres carrés, l’inégale orientation de la pousse des tiges recréées à la dimension réelle, mais comme modifiée par le vent : la reproduction est parfaite. Les feuilles d’or recouvrant le plâtre et l’acrylique imitent si bien le véritable blé qu’on y cherche l’odeur des granges et nous retrouvons la même métamorphose que celle qu’a fait connaître Michelangelo Pistoletto à son arbre foudroyé dans le jardin des Tuileries. La sculpture redonne nouvelle vie au végétal.
Mais la main s’étonne de la dureté des épis et suscite un doute... Pourquoi ce grillage métallique, haut de cinq mètres qui borde, par endroits, le bord du champ ? Cette beauté des blés a quelque chose d’impur. Elle enferme ou est enfermée. Anselm Kiefer commente : « L’art véritable ne laisse pas le beau seul. La beauté nécessite quelque chose en face d’elle. » Elle renvoie au souvenir du plan Morgenthau, qui aurait transformé l’Allemagne en pays de paysans, comme Pol Pot avait vidé Phnom Penh de ses habitants en les déportant à la campagne. Comme toujours, Kiefer associe sa mémoire à sa création.
Au Bourget, cinq tableaux reprennent les mêmes thèmes, traduisent la même dualité de la beauté végétale au souvenir d’un cauchemar, avec toujours le même mouvement, la même force des tiges les mêmes références mais qui ne s’accordent plus à la perspective, forment le plus souvent un seul plan, avec derrière, en haut une simple frange, le vide.
A Pantin(2), nous assistons à une véritable explosion de l’inspiration et de l’expression, des mythes et de la peinture.
Deux mythologies, les SORCIERES et die UNGEBORENEN (Les Non-nés) :
- Les Sorcières ont pris la forme d’une balance qui va déterminer si la femme est coupable : trop légère, elle subira le sort des sorcières. Derrière cette figure un environnement : dans l’un des tableaux c’est un paysage ; dans l’autre un jeu de couleurs surmontées de deux bandes parallèles, comme pour un tableau abstrait.
Appartiennent aux Ungeborenen , au monde des limbes, un ensemble qui comprend des mauvaises mères, (figurées par cinq chaises sur les quelles sont disposés quelques fagots de bois mort), de nouveau des tiges plus ou moins bien regroupées en bottes, mais de plantes abimées, atteintes de la maladie de l’ergot de seigle, qu’a connue le Christ de Grünwald (car Kiefer associe, même dans la maladie, l’humain au végétal, comme les plantes au cosmos, en citant Robert Fludd « A chaque plante sur la terre correspond une étoile dans le cosmos » ). Il faut y ajouter des fleurs, ( Nacscita di venere, Die Ungeborenen), de nouveau des champs dévastés par l’ergot de seigle ( Mutterkorn) des tiges (Halme, ihr Halme, ihr Halme der Nacht), des scènes marines (The unborn).
Le tout tracé par une écriture très dense, une pate épaisse, un certain accord mono chromique dans des colorations sombres sauf pour les fleurs sur des toiles, dont certaines ont sept mètres de large.
Dans ces immenses figures, il y a plus encore. Il y a cette mythologie, qui, dit Kiefer, « ne permet pas de comprendre, mais d’approcher ce qu’on ne comprend pas », il y a surtout une étroite osmose entre le sujet de ces tableaux récents du monde d’avant la naissance et le mode de création d’Anselm Kiefer, ce que Daniel Arasse [[Anselm Kiefer Daniel Arasse, Rencontres pour mémoire, Editions du Regard, Paris 2006]] appelle « l’ambivalence au cœur du travail » : « le fait de faire et ce ne pas faire, […] Dans le mécanisme de la création on est sans conscience ou presque. Puis vient le temps de la réflexion et le travail reprend mais je suis conscient que je n’arrive jamais à ce que je voulais faire.» On croit entendre Paul Ceylan, dont le nom figure sur certaines toiles ou Beckett.
Comme une musique qui rythme un ballet, il y a enfin l’espace qui entoure ces figures ou plutôt trois espaces, qui se suivent, s’opposent ou s’isolent; d’abord la perspective qui ordonne souverainement ces champs même décharnés par la maladie et les horizontales marines avec autant de vagues et de plans qui s’enchainent ; l’espace de la nuit, ou se cogne la perspective, laissant deviner non pas le vide mais l’infini en haut de certains paysages comme Mutterkorn; enfin l’espace abstrait, le mur sur lequel s’épanouissent les couleurs claires de Nascita di venere. Pour chaque toile, Kiefer recrée un nouvel espace, hésitant parfois, comme dans Die Ungeborenen, qu’il commence comme un mur pour terminer en perspective.
De cette totale maîtrise, Anselm Kiefer conclut lui-même sur son thème et son approche de la toile :
«Chaque artiste véritable aimerait arriver au stade du non-né, créer ce qui n’existe pas encore. Les êtres nés sont matière, les non-nés l’antimatière obscure, indéfinissable, invisible d’où les artistes cherchent à distinguer le chef d’œuvre inconnu.»[[Anselm Kiefer, Die Ungeborenen, Galerie Thadaeus Ropac, Paris Pantin 2012.]]
«Il nous faut très souvent lancer un grappin pour avancer ; mais la plupart du temps il ne s’accroche pas là ou nous le souhaitions. Parfois le néant répond et alors nous nous y accrochons sans savoir d’où cela provient ni combien de temps cela durera, mais nous y tenons fermement pour ne pas être précipité dans le vide.»[[Anselm Kiefer, L’art survivra à ses ruines, Collège de France/Fayard. Paris 2011]]
Jacques-Louis BINET
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