Du service à la française au service à la russe
Si le service à la française a une longue histoire, le service à la russe est plus récent puisqu’il date seulement du XIXe siècle. Mais quelles différences entre les deux services dans l’ordonnancement des plats et la présentation des mets ? Comment la table est-elle dressée, avec tous les objets d’art qui font une grande table ? L’art de la table, à la française ou à la russe, a-t-il influencé l’histoire ? Réponses avec notre historien de la gastronomie.
L'application du mot service à la table remonte au XIIIe siècle ; auparavant il était réservé à Dieu (service divin) puis au suzerain (service de l'ost, devenu service militaire). Le mot service recouvre plusieurs acceptions comme en témoigne déjà au XVIIe siècle l'article service de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert : « On dit un service d'or, d'argent, pour tous les ustensiles de table faits de ce métal, un service de linge, pour les linges destinés à la table ; on a servi quatre à cinq services pour un certain nombre de plats qu'on sert, & auxquels d'autres succèdent. »
Le service à la française a été codifié en France aux XVIIe et XVIIIe siècles, mais c'est l'aboutissement d'une longue tradition. Déjà à Rome, on servait les mets, en services composés de plusieurs plats que l'on apportait sur des tables toutes garnies. Le service à la française réglait les diners et les soupers d'apparat de la noblesse et les banquets officiels. A la cour, seul le roi mangeait seul selon une étiquette rigoureuse. Cette étiquette pesante satisfaisait le roi Louis XIV car elle lui permettait d'asservir la noblesse. Le Régent et le roi Louis XV préféraient les petits soupers dans l'intimité. Cependant, on mangeait souvent seul ou à deux sur de petites tables volantes.
On servait donc les plats en plusieurs services successifs : on posait sur la table en même temps les mets d'un service qui étaient habituellement un multiple de huit, jusqu'à 96, mais on servait souvent le même plat à des endroits éloignés de la table, de façon symétrique (d'où le nombre pair de plats).
L'ordonnancement classique du menu était composé de quatre ou cinq services : le premier comprenait les hors d'œuvre, entrées, potages, et était placé sur la table avant que les convives soient assis ; le deuxième était celui des relevés de potage : viandes et poissons en sauce ; le troisième les grands entremets salés et les petits entremets sucrés, les rots et les salades ; le quatrième était composé de tourtes, de légumes et d'entremets chauds ; le cinquième comprenait les fromages (frais à l'époque comme le Fontainebleau) et les desserts : fruits, compotes, confitures, glaces et sorbets. Suivant les canons de l'époque, on ne se servait pas soi-même, mais on indiquait au valet dédié à son service son choix, qui était servi sur une assiette.
Au centre de la table siégeait le surtout d'orfèvrerie et des pièces montées, appelées extraordinaires, souvent décorées de façon architecturale qui ont fait la célébrité du cuisinier Antonin Carême. Les plats d'un même service restaient sur la table de 15 à 30 minutes, puis on apportait le service suivant. La durée d'un repas était donc comparable à celle d'un repas gastronomique de nos jours. Et dans les rares menus qui persistent, comme le menu tout-boeuf du Maréchal de Richelieu, car on n'avait alors coutume d'écrire les menus mais seulement d'annoncer les plats, l'abondance des mets ne signifiait pas un repas pantagruélique, car on ne se servait que d'un ou deux plats d'un service.
Les modèles les plus accomplis du service à la française furent ceux du Prince de Bénevent, Charles Maurice de Talleyrand-Périgord, quand il recevait sous l'Empire deux fois par semaine « tout ce qui comptait » à la demande de l'Empereur Napoléon Ier. Les diners étaient de 40 couverts, et la cuisine faite par Antonin Carême était exceptionnelle aux dires des contemporains. On a supposé que lors des réceptions à l'hôtel Kaunitz lors du Congrès de Vienne en 1814, le service à la française servait les intérêts de Talleyrand, qui mélangeait gastronomie et espionnage. Tous les matins, il descendait en cuisine, réglait les détails du dîner avec Carême, et interrogeait tous les valets assurant le service et placés derrière chaque convive : le prince était au courant de tout, même des conversations privées ou secrètes des congressistes.
Les défauts du service à la française n'étaient pas minces cependant comme le soulignait le grand cuisinier Urbain Dubois dans « La Cuisine Classique ». Si l'apparat était de mise, le risque principal était de manger froid ou au moins tiède, et il fallait un grand nombre de personnel, ainsi que de très grandes tables pour poser tous les plats d'un même service, ce qui ne favorisait pas la conversation sauf avec ses voisins immédiats.
Le service à la Russe remplaça le service à la Française au XIXe siècle. Carême, Talleyrand, Louis XVIII et Napoléon III restèrent fidèles au service à la française. Selon André Castelot dans « l'histoire à table », le service à la Russe fut introduit en France par l'ambassadeur à Paris du tsar Alexandre Ier, Kourakine, en 1810. Mais le service à la Russe ne s'imposa vraiment que sous le second Empire où au début du règne perdurait encore le service à la française sur les tables officielles impériales. Il n'est pas certain que le service à la russe soit seulement d'origine russe, car la mode s'en était aussi imposée en Angleterre avant la France.
La grande bourgeoisie adopta plus rapidement le service à la russe qui se caractérise par le découpage des viandes, des volailles et des poissons à la cuisine, la détermination d'un menu fixé à l'avance qui est le même pour tous les convives. Le service est effectué par un maître d'hôtel qui présente le plat à chaque convive sur sa gauche, avec cependant un ordre de préséance : les invités de marques, les dames puis enfin les autres convives.
Les avantages du service à la russe sont ainsi définis par Urbain Dubois : « Si la méthode de présenter les mets aux convives , au lieu de les ranger symétriquement sur la table, flatte moins les yeux et les sens, elle a pour résultat évident de faire savourer les mets servis dans les meilleures conditions de calorique et de bonté parfaite, puisqu'ils sont découpés aussitôt cuits, et mangés aussitôt servis ». Cependant ces règles n'étaient idéales qu'en cas de tables de moyenne importance jusqu'à 8 à 12 couverts. On raconte ainsi que dans les grands diners de la cour d'Angleterre, la reine mangeait toujours froid, car servie la première, elle attendait que tout le monde soit servi pour manger.
Le service à la russe s'est imposé jusqu'à nos jours avec parfois des variantes : le découpage des grosses pièces de viande, de volaille et de poisson comme le turbot peut être réalisé en salle sur des tables d'office par les maîtres d'hôtel, mais cela tend à disparaître actuellement. De nos jours, le service est souvent fait à l'assiette qui arrive directement de la cuisine ou parfois du service de salle, ce qui permet de réaliser des décorations artistiques des mets dans l'assiette. A domicile, on se sert souvent dans le plat sur la table (service moderne à la française). Pour accélérer le service, on a aussi recours au service à l'anglaise où les deux convives contigus se servent chacun en même temps dans le plat. Enfin, pour manger à la meilleure température, les associations gastronomiques, contrairement aux convenances habituelles, prescrivent de manger dès que l'on est servi.
Les habitudes de service nous renseignent donc beaucoup sur les mœurs du temps passé. Le service à la française privilégiait la somptuosité de la table et le plaisir des yeux et des sens, mais obligeait à manger froid ou tiède, malgré l'invention au XVIIIe siècle des chauffe plats.
Le service à la russe et ses variantes modernes comme le service à l'assiette ont privilégié la gastronomie car il permet de manger chaud et d'éviter que les sauces ne figent. Pour que le plaisir soit complet, il apparaît raisonnable de manger dès que l'on est servi comme le recommandent les associations de gastronomes comme l'Académie des Gastronomes et le Club des Cent, faisant fi des règles habituelles de la convenance, pour un plaisir gustatif optimal.
Texte du Docteur Jean Vitaux
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Jean Vitaux est non seulement docteur en médecine et spécialiste gastro-entérologue mais aussi fin gastronome, membre de plusieurs clubs renommés, et, bien sûr, grand connaisseur de l’histoire de la gastronomie. Retrouvez toutes ses chroniques en