Jean Carzou, peintre visionnaire des espaces imaginaires
La peinture figurative stylisée et onirique de Jean Carzou a rencontré un succès populaire et la reconnaissance internationale du vivant de l’artiste, dès les années cinquante. Ses prises de positions radicales en 1977 contre les œuvres de Picasso et Cézanne, synonymes à ses yeux de "la décadence de la peinture" lui valurent en retour une franche hostilité du monde de l’art. Lydia Harambourg trace le portrait du peintre, membre de l’Académie des beaux-arts jusqu’en 2000.
De son vrai nom Karnik Zouloumian, Jean Carzou est né à Alep (Syrie) 1907 – et mort à Périgueux (Dordogne) 2000.
Le peintre visionnaire des espaces imaginaires
Solitaire, secret, Jean Carzou possède le don de raconter. Il ne s’en privera pas. Ordonnateur d’un théâtre d’illusion magistralement agencé grâce à une capacité de travail qui lui a fait mener un parcours admirablement rempli, et passer de la peinture à la gravure, de la tapisserie à l’illustration et à la scène. Cet incomparable technicien a poussé l’élégance à faire disparaître la moindre trace d’un labeur minutieux, pour donner libre cours à une inventivité ouverte sur les phantasmes de l’inconscient. Son œuvre met en scène l’homme esclave de la machine et de son destin, perdu dans un univers ruiné. Etranges inventions prémonitoires que les siennes qui lui firent imaginer des villes fantômes, des ports, des champs ravagés par la guerre, jonchés de charrues brisées, de socs hostiles, des rails enchevêtrés de chemins de fer, visions d’holocaustes prêts à resurgir. Mais Carzou ne s’abandonne pas à la tristesse. La nature réserve des miracles à qui sait la regarder. Dans les jardins enchantés ou ensorcelés, des fleurs poussent, les arbres reverdissent près de mystérieuses demeures, les femmes aux corps élancés rêvent et des couples d’amoureux s’apprêtent à quitter ces cités lacustres pour une Cythère prometteuse d’un bonheur inaccessible. Images réelles ou fausses, ouvertes sur un ciel triomphant d’un bleu « à la Carzou », elles sont les deux faces du destin, reflété dans le miroir de la vie et de la mort. « La nature est riche » a confié Carzou qui toute sa vie a dessiné avec ferveur pendant ses voyages, ses séjours en Normandie, dans le Midi. Il poursuit, « pour moi, toute chose me paraît baigner dans une lumière extra-terrestre. C’est ce mélange de rêve et de réalité qui me poursuit. Je voudrais extraire cette magie qui existe en toute chose. Ce bateau échoué sur le sable paraît un monstre apocalyptique. Ce portail ouvert sur cet immense parc où l’on voit deux personnages figés avec leur ombre démesurée, est frappé par le destin. Ce mur écroulé à demi, dans un paysage des landes, où les pins ont brûlé et où traîne comme foudroyée cette machine aratoire... » . Surréalisme balistique, nostalgie de l’histoire, incarnent un théâtre dont Carzou s’est fait le magicien.
Né dans une famille arménienne, d’un père photographe, il arrive à Paris en 1924, muni d’une bourse, après une scolarité chez les frères maristes et au lycée du Caire. Il s’inscrit à l’école spéciale d’architecture, mais il rêve d’être peintre et fréquente les académies de Montparnasse. A la Grande Chaumière il dessine d’après le modèle vivant et remporte un prix de dessin. Pour gagner sa vie, il donne des dessins caricaturaux d’hommes politiques à Paris Soir, illustre des contes et des nouvelles. En 1930 il débute aux Indépendants dont il devient sociétaire en 1941 et auquel il restera fidèle jusqu’à la fin de sa vie. Il est âgé de 23 ans. Il délaisse rapidement ses recherches abstraites et peint à partir de 1935, des compositions avec des personnages. En 1936 il épouse Nane Blanc. C’est à la veille de la guerre, en 1939, qu’il fait sa première exposition personnelle, galerie Contemporaine, rue de Seine. Pendant la guerre, il travaille à Paris et passe l’été à Genay en Bourgogne où il peint ses premiers paysages avec des instruments aratoires. Il participe aux différents Salons : Automne, Tuileries. Il expose en 1942 galerie de Berri, puis en 1943 et 1944 galerie des Trois Quartiers. C’est en 1945 qu’il entre en contact avec la galerie Drouant-David qui lui organise quatre expositions en 1946, 1948, 1951 et 1953. Des débuts qui l’intègrent aux peintres de la nouvelle école de Paris. Il figure parmi les invités de Raymond Nacenta aux expositions de l’École de Paris galerie Charpentier dès 1954. Celles des Peintres témoins de leur Temps à partir de 1951. Il participe à Comparaisons et au Salon de Mai.
Succès populaire et reconnaissance internationale pour
ce rêveur de l’irréalité
En 1949 Carzou se voit décerner à New York, le prestigieux prix Hallmark qu’il reçoit à nouveau en 1952 et 1955. Première reconnaissance qui est suivie par de nombreux prix de peinture. 1954 Grand Prix de l’Ile-de-France avec Château abandonné à Bougival. 1955 Grand prix de l’Éducation nationale à Tokyo dans le cadre de la Biennale internationale du Japon où il expose Le canon. Il voyage en Égypte et au Liban en 1951 où sont présentées plusieurs expositions. Il obtient ses premières commandes pour la scène. Pour cet amoureux des spectacles et qui compare l’espace de la scène à celle de la toile, il peut donner corps à ses rêves. En 1952 il réalise les décors et les costumes [[Les costumes réalisés par Jean Carzou sont exposés au Centre national du costume de scène : www.cncs.fr.]] des Incas dans les Indes Galantes de Rameau pour l’Opéra de Paris qui le révèle au public. L’année suivante, Roland Petit lui commande les décors du Loup, ballet de Jean Anouilh et Georges Neveu pour les ballets de l’Opéra de Paris. En 1954 toujours pour l’Opéra ce sont les décors et les costumes de Giselle. En 1955 c’est Athalie de Racine pour la Comédie Française. 1968, Jeanne et ses juges de Thierry Maulnier au Mai de Versailles. 1969, La Périchole d’Offenbach pour le Théâtre de Paris.
Parallèlement, son œuvre graphique est déjà considérable. En 1964 et 1965 plusieurs expositions de son œuvre gravée sont organisées en France et à l’étranger (en 1966 en Arménie), qui connaissent un énorme succès. André de Francony publie le catalogue de toutes ses gravures et lithographies. Le premier volume préfacé par Roger Caillois de l’Académie française et le second (1976) préfacé par Marcel Brion de l’Académie française.
La gravure l’a naturellement conduit vers la littérature. Les choix de ce « voyant » en peinture sont significatifs. Il dialogue naturellement avec Rimbaud et grave en 1959 une vingtaine de cuivres pour les Illuminations du poète. Il illustre Hemingway, Mauriac, Camus, Audiberti, Ionesco, Mac Orlan, Jules Verne pour Le voyage de la Terre à la Lune.
En 1953, un vote organisé auprès du public à l’occasion du Salon des Peintres Témoins de leur Temps désigne la toile de Carzou : La promenade des Amants comme la meilleure du Salon. En 1955, un nouveau référendum organisé par Connaissance des Arts le classe parmi les dix meilleurs peintres de la génération d’après-guerre avec Buffet, Bazaine, Clavé, Lorjou, Marchand, Manessier, Minaux, Pignon, de Staël.
En 1966 d’importantes expositions rétrospectives sont organisées à Nice au Palais de la Méditerranée et au musée de l’Athénée à Genève. A Cologne en 1968, en Suède et en Suisse en 1969. Les voyages s’enchaînent consécutifs à ses expositions. Moscou et Léningrad en 1969, et New York en 1972 où il avait eu dès 1959 une première exposition galerie Wildenstein. Le Japon apprécie particulièrement l’artiste qui expose à Tokyo à partir de 1972, et a une rétrospective en 1980 à Nippon Télévision. En 1976 Carzou passe un mois à Cannes en qualité de membre du jury du Festival aux côtés de Tenessee Williams. En 1976 le musée postal à Paris présente une importante exposition de ses œuvres. En 1977 nouvelle rétrospective au château du Val dans la Corrèze et en 1981 au château de Vascoeuil (en Normandie)
En 1977, l’Académie des Beaux-Arts l’accueille dans son sein. Élu en décembre 1977, au fauteuil de Jean Bouchaud, il est reçu sous la Coupole en avril 1979. Il a lui-même dessiné son épée. Dans son discours, il pourfend le laxisme de la société française. Il dénonce le cubisme et avoue détester Picasso et Cézanne qu’il rend responsables de ce qu’il nomme « la décadence de la peinture ». Pour cet admirateur du Lorrain, de Watteau mais aussi de Dali, la chose est entendue. Il n’y revient pas : « le peintre est un artisan. Je cherche à œuvrer au mieux sans chercher à faire passer de message ». Mais cette franchise provoque une rupture sans retour avec une partie du monde de l’art.
Le monde illusoire d’un rêveur diurne
Futur d’une civilisation machiniste
L’étudiant architecte n’a pas délaissé son goût de construction et de rigueur. Ce géomètre sensible connaît l’art d’organiser l’espace et de l’inscrire dans les limites de la toile. Ce perspectiviste se réclame d’Uccello et de Mantegna, et revendique l’héritage de l’Antiquité et de la Renaissance. Il s’invente un langage qui nous rend vraisemblable les fantaisies nées d’une imagination que Baudelaire qualifiait de « reine des facultés ». Il invente un décor minéral, brossé dans des verts émeraude et des bleus de céruléum qu’il délaissera momentanément, avant de renouer à la fin des années soixante-dix avec la couleur bleu-vert, dans une palette dominée depuis 1958 par des tons chauds. Les vermillons et les orangés de ses cités palladiennes surgissent d’un maillage de traits aigus, jaillissants et entrelacés, tels des échafaudages portés à l’incandescence par des accords de soufre et de cadmium d’une luminosité et d’une transparence inattendues dans un climat très tendu.
Des conquérants énigmatiques venus d’un autre siècle dialoguent avec des affûts de canon, des catapultes menaçant tels des insectes voraces, des machines aratoires, oubliés près de murailles démantelées : décombres d’un monde quotidien ou mirages d’une vision fantasmagorique ? Ou encore des couples hiératiques sont dans l’attente de quelque événement dans des intérieurs. Ses Figures rituelles sont exposées en 1968 galerie E. David.
A la suite du grand Léonard et de Magnasco est-il le dernier des romantiques ? Ses architectures mentales, ses paysages cristallisés aux élans verticaux, les hérissements de caténaires agressifs, sont des métaphores d’une verticalité, vivante et ésotérique. Celle des arbres, des colonnades, des fils électrifiés des voies ferrées et aussi d’une quête lumineuse. Ces constructions architectoniques fonctionnent comme des signes sibyllins pour une délectation visuelle et intellectuelle. Homme de son temps, il met fin au dilemme entre art figuratif et art abstrait.
1953 Les « Venise » de Carzou : un espace de théâtre
Peintre des palais arachnéens, des embarcadères figés dans une éternelle attente, de villes fantôme réduites à l’inconsistance de nos rêves, Carzou découvre Venise en 1952. L’année suivante, il fait une importante exposition sur ce thème à la galerie Drouant-David, qui connaît un immense succès. Il voit dans la Sérénissime un fantastique linéaire construit sur un jeu subtil de lacis et d’entrelacs échevelés, d’arabesques aiguës ordonnées dans des perspectives hardies qui s’emboîtent et se déboîtent, se replient selon des calculs vertigineux pour un théâtre halluciné, éclaboussé de bleus, de rouge, de verts, de jaunes. Dans cet espace illusionniste tridimensionnel, où les architectures se transforment en buissons lyriques, sous l’intervention de son écriture incisive et ténue, la lumière obsédante transfigure les apparences. Lumière crépusculaire, orange, rose qui accroche les schémas constructifs d’une architecture altière et ensorcelante.
Une suite d’aquarelles Escales est exposée en 1958 galerie David Garnier et connaît un vif succès. En 1994, la suite sur Versailles lui répond.
1957 L’Apocalypse
Sans relation avec le texte biblique, le mot est choisi par Carzou qui y associe l’idée d’une menace pesant sur l’humanité.
La civilisation mécanique l’inquiète. Certaines toiles sont peintes sur nature, inspirées par des paysages du Bourbonnais où il séjourne en 1956, et des sites en bordure de mer. Il est frappé par un inextricable réseau de mâts à la verticalité menaçante et de cordages qui stimule son imagination. L’exposition sur l’Apocalypse a lieu galerie David et Garnier en 1957. En 1963, cette tension atteint son point culminant avec son exposition Lumière d’été chez David et Garnier. En 1959, André Sauret publie un recueil des œuvres. Son Apocalypse ne comporte aucun personnage. La structure linéaire est une hallucination. Au début des années 90, il réalise 600 mètres carrés de peintures sur ce thème pour l’église du couvent de la Présentation à Manosque. Celle-ci est devenue Fondation Carzou en 1991.
La Normandie et le Midi requièrent tout son attachement. Il peint et dessine énormément en Provence, à Roussillon, à La Presle dans les Pyrénées-Orientales, en Ile de France, dans sa propriété de Vaudoué près de Milly-la-Forêt. C’est en 1959 qu’il se rend à Vence pour la première fois. Il tissera des liens particuliers avec cette ville jusqu’à y créer en 1986 un musée qui porte son nom. Des différents avec la municipalité entraîneront sa fermeture quelques années plus tard.
Son œuvre est présente dans de nombreux musées en France et à l’étranger.
Son art étrange et agressif, mais également serein et mélancolique, est au service d’un univers imaginaire et vertical. On pourrait comme l’a si bien démontré en son temps le critique Jean Bouret, établir un parallèle entre Gérard de Nerval et Carzou. Le poète et le peintre ont une compréhension mutuelle de la nature et de son interprétation graphique, jusqu’à la hantise de l’envers de l’objet.
Lydia Harambourg
Historienne Critique d’art
Membre correspondant de l’Académie des Beaux-Arts
En savoir plus
- La Fondation Carzou
La Fondation Carzou a été créée en 1988 sur le site du couvent de la Présentation à Manosque. Le peintre y a réalisé son Apocalypse. Les peintures couvrent un peu plus de 666 m2 des murs de l'église du couvent. Quand on entre, à gauche, ce sont les quatre cavaliers de l'apocalypse représentés par quatre avions supersoniques annonçant les catastrophes futures se déroulant dans le temps et l'espace. Un paysage représentant des fusées atomiques prêtes à être lancées. Ensuite, nous voyons les grandes épreuves : les villes mortes, les grands génocides, 1915 le massacre des Arméniens par Talaat Pacha, l'holocauste des Juifs et Hitler, puis Staline et Pol Pot. Dans le lointain on peut voir une évocation de l'hécatombe des vendéens, l'extermination des Indiens d'Amérique. La figure centrale représente la Grande Prostituée dominant toute cette partie : palais en ruines, vestiges de civilisations disparues, Verdun, etc. (Carzou)
La fondation expose au public l'œuvre de Carzou et étend son activité aux diverses formes de créations culturelles, artistiques, théâtrales et musicales.
- Historienne et critique d’art, spécialiste de la peinture du XIXe et XXe siècle, particulièrement de la seconde Ecole de Paris, Lydia Harambourg a publié un dictionnaire sur L’École de Paris 1945-1965 (prix Joest de l'Académie des beaux-arts) et Les peintres paysagistes français du XIXe siècle.
- Monographies de Lydia Harambourg : André Brasilier (2003), Yves Brayer (1999, Prix Marmottan de l’Académie des beaux-arts en 2001), Bernard Buffet (2006), Jean Couty (1998), Olivier Debré (1997), Oscar Gauthier (1993), Louis Latapie (2003), Pierre Lesieur (2003), Xavier Longobardi (2000), Jacques Despierre (2003), Georges Mathieu (2002 et 2006), Chu Teh Chun (2006) ou encore Edgar Stoëbel (2007).
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